Yannick, ancien SDF : « Le mot “chômeur”, c’est comme un virus. Vous ne pouvez plus rien faire du tout »
Yannick, ancien SDF : « Le mot “chômeur”, c’est comme un virus. Vous ne pouvez plus rien faire du tout »
Propos recueillis par Manon Rescan (Propos recueillis par)
En raison d’un déménagement, Yannick avait dû quitter la fonction publique. Installé dans l’Hérault, il a connu le chômage et la rue. Il raconte sa descente aux enfers.
Un jour, j’ai compris que je ne pourrai plus payer mon loyer. J’étais au chômage depuis plusieurs mois. Mes aides diminuaient. De 1 300 euros, je me suis retrouvé avec 600 euros par mois, soit une baisse de 50 % de mes revenus, d’un coup. Mon loyer, c’était 700 euros, même si j’avais des aides au logement, il fallait aussi payer les courses, l’eau, le chauffage, l’essence… J’ai compris que je ne pouvais plus faire face. Je ne voulais pas mettre mon proprio dans l’embarras. J’ai rendu mes clés.
Au début, j’avais encore ma voiture pour dormir, mais elle a été fracturée. Abimée, elle a fait l’objet d’une demande d’enlèvement par la police municipale. A partir de ce moment-là, ça a été la descente aux enfers.
Le mot “chômeur”, c’est comme un virus. Vous ne pouvez plus rien faire du tout. J’avais demandé un petit studio au centre communal d’action sociale, je ne l’ai pas eu. J’ai aussi fait une demande de boîte aux lettres, mais il fallait pouvoir justifier de trois mois d’habitation sur la commune. Mais si on fait une demande de boîte aux lettres, c’est justement qu’on n’a pas d’adresse ! Pour faire une carte d’identité, c’est pareil, il faut une adresse. Et je ne vous parle pas des CV ! C’est le serpent qui se mord la queue. Pas d’adresse, pas de boulot, pas de boulot, pas d’adresse.
Après, vous comptez tout. Et tout coûte de l’argent : un paquet d’enveloppe pour envoyer des CV, une carte de bus pour les entretiens d’embauche. Un timbre, c’est 50 centimes. Mais une baguette c’est 1 euro et ça me nourrit pendant deux jours. Un timbre, c’est donc un jour de nourriture.
Alors je me suis “installé” à 10 km d’Agde [Hérault], dans une commune en bord de mer où j’avais mes repères. Je savais où il y avait de l’eau potable, j’ai trouvé un bateau abandonné pour dormir. Quand vous êtes à la rue, vous vous réveillez tout le temps, vous avez peur du bruit. A force, j’ai fini par comprendre ceux qui ne boivent que de l’alcool. Vous dormez bien, et puis, ça coupe la faim. Mais c’est une spirale qui s’ajoute à l’autre et qui fait que c’est plus difficile de remonter.
A la rue, on transporte sa maison sur son dos, on se demande ce que l’on va prendre, ce que l’on va laisser. Moi j’ai décidé de garder ma paire de palmes, pour deux raisons. D’abord, ça me nourrissait : j’allais à la pêche, je trouvais du poulpe et du crabe. Et puis plonger, c’était un des rares plaisirs que je pouvais m’offrir.
J’allais à Pôle Emploi tous les jours, je passais des heures à y consulter les bornes en espérant tomber sur l’annonce magique. Je cherchais un poste de formateur en prévention des incendies. Mais les places étaient très rares. J’ai eu des entretiens mais à l’autre bout de la France, je n’avais pas les moyens d’y aller et personne ne m’avait dit que j’avais droit à des aides pour ça. J’ai aussi cherché dans d’autres domaines, mais je ne répondais pas aux critères… J’ai fait des centaines de candidatures spontanées. A force, je connaissais les annonces par cœur.
Je faisais 20 km aller-retour par jour, pour aller à l’agence sans payer le bus. Et puis, marcher, ça m’occupait. Je ne connaissais pas Pôle emploi, j’ai découvert. Je n’ai touché mes premières allocations qu’au bout de six mois de chômage. Les conseillers étaient nuls, ils allaient sur Google pour trouver ce à quoi j’avais droit. Je savais le faire, moi, aller sur Google ! Je repartais avec mes questions sous le bras. Et puis, les rendez-vous avec les conseillers, ça ne sert à rien. Ça dure quinze minutes au bout desquelles on vous imprime la même fiche en trois exemplaires. J’ai eu tellement de rendez-vous que je dois avoir une ramette entière de ces documents ! Et si vous ne venez pas, on vous supprime vos aides directement.
Il vous manque un document ? Vous avez oublié d’en signer un ? C’est toujours de votre faute ! C’est un truc de fou. Je sais que les jeunes conseillers doivent apprendre et se faire leur expérience, mais ils font face à des gens qui sont dans le besoin. Quand ils vous disent “revenez avec tel papier” mais que vous, vous avez fait dix bornes à pied et que vous avez la pudeur de ne pas le dire… C’est rude. Je gardais des vêtements propres dans un sac en plastique pour les rendez-vous avec mes conseillers. Une laverie, c’était 8 ou 9 euros.
Jamais de ma vie j’aurais fait la manche. J’avais la fierté, ou pas le courage, de franchir la porte des associations. Je percevais 450 euros de RSA [revenu de solidarité active]. Quand je les touchais, je m’offrais une nuit à l’hôtel, avec douche à volonté pendant trois heures. C’était mon petit plaisir à 30 euros. Je regardais la télé, ça me permettait de voir les infos. Vous êtes à la rue, Trump il passe, vous le savez pas. Vous êtes au courant de rien.
Et puis un jour, une conseillère de Pôle emploi, je ne sais pas pourquoi elle en particulier, a débloqué plein de choses. Notamment mes aides. Elle m’a aidé à bâtir mon projet, m’a orienté vers un CAP mécanique. Quand j’ai commencé la formation, j’étais toujours à la rue. J’ai donné une fausse adresse à l’administration. Puis j’ai trouvé un mobil-home, que je louais 300 euros par mois à un forain qui n’était là que l’été. C’était mon petit confort, même s’il n’y avait pas de chauffage. Après j’ai trouvé une coloc où j’ai vécu quelques mois.
Je n’avais plus d’attaches géographiques dans le secteur d’Agde alors j’ai commencé à chercher dans les Alpes. J’ai toujours été amoureux de la montagne. Et j’ai trouvé un poste en Savoie où je suis en CDI. Je fais beaucoup d’heures mais je gagne plus de 2 000 euros par mois.
Après avoir côtoyé la misère, ça fait tellement de bien de ne pas avoir à regarder ce que l’on met dans le chariot au supermarché. Ou de s’acheter une bonne paire de pompes pour faire de la randonnée. Parce que quand vous avez fait 20 bornes par jour pour aller à Pôle emploi avec une paire de chaussures achetées dix balles, la semelle, elle ne fait pas trois semaines. Alors m’acheter des chaussures à 80 ou 100 euros, oui, c’est ma petite revanche.
Je ne parle jamais de cette vie-là, à personne. Je suis pas du genre à étaler ma vie. Mais ça me fait seulement doucement rire quand les gens se plaignent. J’essaie de “rebooster” les clients quand ils crèvent un pneu. Je leur dis juste qu’il y a pire. »