Cannes 2017 : « Okja » de Bong Joon-ho, un monstre attachant et une satire du capitalisme
Durée : 03:19

L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

C’est donc sur Net­flix que l’on découvrira Okja. Le nouveau film du Coréen Bong Joon-ho a beau avoir suscité à Cannes une réelle ferveur, il a beau posséder tous les atouts d’un block­buster planétaire – rythme frénétique, alliage de burlesque et de merveilleux, émotions liées à l’enfance, critique virulente du capitalisme mondialisé, peinture réaliste de la violence policière, message écologique, point de vue féministe… –, il restera, en France, cantonné à un usage domestique, exception faite de quelques symboliques projections en salle.

Fable morale

L’auteur de The Host n’a jamais caché sa défiance vis-à-vis de l’impérialisme américain et, en signant avec le géant d’Internet, il savait à quoi s’en tenir. Si son génie de la mise en scène se niche quelque part dans cette fable morale pour enfants éveillés (qui a tout pour plaire également aux adultes), c’est bien dans la manière qu’il a de réfléchir cette situation.

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Okja s’ouvre avec le lancement d’une délirante opération de com visant à dédiaboliser un empire industriel dont le nom, Mirando, reste associé à celui de son fondateur, magnat industriel réputé pour sa sauvagerie (les murs de l’usine sont encore souillés du sang des ouvriers qui y sont morts). Son fils en a dignement perpétué l’héritage en inventant la formule du napalm au début de la guerre du Vietnam, avant de lui-même passer le flambeau à la première de ses deux filles, une golfeuse au cœur sec. Qui sera forcée de s’effacer au profit de sa jumelle, Lucy, femme d’image qui a intégré les règles du capitalisme 2.0. C’est elle qui anime le grand raout.

Interprétée comme sa sœur par Tilda Swinton, dont c’est la deuxième collaboration avec Bong Joon-ho (après Le Trans­perceneige), Lucy a prévu d’inonder le marché mondial d’une nouvelle viande transgénique. A la réalité des expérimentations menées dans ses laboratoires sur les animaux, elle substitue un récit fleuri qui gratifie Mirando (toute ressemblance avec Monsanto n’est évidemment pas fortuite) d’avoir découvert, perdue dans la cordillère des Andes, une nouvelle espèce de cochon aux qualités gustatives exceptionnelles et à l’empreinte carbone riquiqui.

Difficile de ne pas faire le lien entre cette mystification délirante et ce que fait Netflix en finançant de grands films d’auteur qui donnent une caution de prestige à la masse informe de son catalogue

Douze de ces cochons ont été confiés à leur naissance à des éleveurs triés sur le volet. Et un ­concours voué à nourrir dix ans de spectacle télévisuel doit distinguer le meilleur animal, qui défilera à New York en fanfare le jour du lancement de la nouvelle gamme de viande de super-cochon. Difficile de ne pas faire le lien, on en conviendra, entre cette mystification délirante et ce que fait Netflix en finançant de grands films d’auteur qui donnent une caution de prestige à la masse informe de son catalogue.

La lauréate s’appelle Okja. On la découvre la veille de ses dix ans, pachyderme gris immédiatement sympathique s’ébattant dans les verdoyantes montagnes sud-coréennes avec la jeune Mija (craquante Ahn Seo-hyun). Orpheline, élevée seule par son grand-père, Mija a trouvé chez ce gros doudou à l’intelligence hors pair les qualités affectives d’une sœur, d’une amie, d’une enfant et d’une mère protectrice réunies.

Mais ce bonheur est sur le point d’être foulé au pied par l’équipe de Mirando qui débarque dans le ­refuge du vieil homme et de la ­petite fille un beau matin, leur remet devant les caméras une médaille et, tandis que le premier détourne l’attention de la seconde, enlève la bestiole.

Course trépidante

Le temps de dessiller ses yeux, de prendre la mesure de la violence et de la malhonnêteté qu’on vient de déchaîner contre elle, du ­dégoût que lui inspire la complicité de ce grand-père qui lui avait laissé croire qu’Okja leur appartenait, Mija se lance à la poursuite des ravisseurs.

C’est le début d’une course menée sur un rythme trépidant, au son d’une musique de mariachi hystérique. Après une scène de poursuite digne des meilleurs Jason Bourne, on se retrouve à l’arrière d’un camion où Okja met ses poursuivants hors d’état de nuire en les mitraillant de rafales de petites crottes écologiques, non sans avoir au préalable saccagé l’intérieur d’un centre commercial, pour la plus grande jubilation du spectateur.

Puisant sa force dans son amour pour cette grosse bête, Mija affronte avec la même obstination la sécurité de Mirando-Séoul, la police et l’armée coréennes et américaines et, pire que tout peut-être, les équipes de marketing de Mirando-US. Entre-temps, elle aura croisé la route de militants de la cause animale pas très nets, qui comptent sur Okja pour filmer en caméra cachée l’horreur des abattoirs de la multinationale et monter le happening du siècle.

Jetée dans la centrifugeuse de la société du spectacle, Mija fait l’expérience du mensonge des images, et du pouvoir qu’elles confèrent à ceux qui les manipulent

Jetée dans la centrifugeuse de la société du spectacle, Mija fait l’expérience du mensonge des images, et du pouvoir qu’elles confèrent à ceux qui les manipulent. Recyclant toutes sortes d’icônes immédiatement identifiables (de James Bond au clip Don’t Look Back, de Dylan, de Totoro à l’imagerie des camps de concentration, de Batman à Wes Anderson en passant par les écrans des chaînes d’info en continu et les vidéos clandestines filmées dans les abattoirs), Bong Joon-ho fait de cette idée le principe de son film, tout en offrant à sa jeune héroïne le rôle de boussole morale dans ce grand chaos.

Lire la critique parue lors du Festival de Cannes : « Okja », un super-cochon contre l’industrie agroalimentaire

Guidée par une idée fixe – ramener Okja dans la montagne –, Mija ne milite pour aucune cause. Elle s’oppose simplement à tous ceux – Mirando, le Front de libération des animaux, son grand-père… – qui veulent instrumentaliser l’être qu’elle aime, incarnant ainsi une forme d’absolu éthique qu’on pourrait rattacher au principe de non-nuisance théorisé par le philosophe Ruwen Ogien. Il tient en cinq petits mots : ne pas nuire à autrui.

Okja | Official Trailer [HD] | Netflix

Film coréen et américain de Bong Joon-ho. Avec Ahn Seo-hyun, Tilda Swinton, Jake Gyllenhaal, Paul Dano (1 h 58). Sur le Web : www.netflix.com/fr/title/80091936