Humour : à Montréal, les « maudits Français » tentent leur chance
Humour : à Montréal, les « maudits Français » tentent leur chance
Par Sandrine Blanchard
La métropole québécoise accueille jusqu’au 30 juillet la 35e édition de Juste pour rire, le plus important festival d’humour.
A ceux qui considèrent qu’il y a trop d’humoristes en France, un conseil : venez faire un tour au Québec pour réviser votre impression. Plus particulièrement en juillet, en plein cœur de Montréal, quand tout le quartier des spectacles vit au rythme du festival Juste pour rire. En trente-cinq d’existence, ce rendez-vous – le plus important du genre – est devenu une institution de l’humour francophone où se croisent artistes confirmés et débutants prometteurs dans une province canadienne qui, sans conteste, regroupe la plus forte concentration d’humoristes comparée à son nombre d’habitants.
Plus de deux cents spectacles, des centaines d’artistes, des galas captés pour les télévisions françaises (C8, M6) et québécoises, près de 1,7 million de visiteurs, Juste pour rire est une énorme machine à divertissements, une « multinationale » de l’humour créée par le business man Gilbert Rozon.
Dans cette ville chaleureuse qu’est Montréal, où les spectateurs font des ovations debout même en cours de spectacle lorsqu’un sketch leur a plu, des humoristes français, sélectionnés par les équipes de Juste pour rire, viennent chaque année se frotter à un public de connaisseurs. Car au Québec, l’humour (qui a même son école nationale reconnue par le ministère de l’éducation) fait partie intégrante de la culture et ils ne sont pas si nombreux, les Français qui parviennent à séduire La Belle Province. Fary, Yassine Belattar, Bérengère Krief, Noémie Caillault, Tony Saint-Laurent, Elie Semoun… tous viennent chercher, avec plus ou moins de réussite, une reconnaissance hors frontière qui compte et un passage à la télévision qui pèse pour ensuite remplir les salles.
Des Québécois plus bosseurs
« Venir à Montréal, c’est prendre une leçon », résume Kyan Khojandi. « On se sent en stage, comme dans une salle d’entraînement, les artistes écrivent tout le temps », constate le créateur de la série Bref, qui a participé à l’un des galas du festival et au plateau Maudits Français. « A chaque fois que je viens ici, je me sens comme dans une master class », complète le magicien et humoriste Eric Antoine, co-animateur d’un gala et présent dans deux spectacles – son solo et Rêveur définitif, le cabaret de magie nouvelle conçue par Clément Debailleul et Raphaël Navarro.
« Ici, ils ont tous lu “The Comedy Bible” de Judy Carter. Ça bosse et ça gratte beaucoup plus qu’en France parce que la compétition est plus dure et le public habitué à davantage de qualité que chez nous », constate Blanche Gardin. Au théâtre Monument national, cette comédienne interprète seule en scène son formidable Je parle toute seule. Elle qui, avec ce spectacle, a fait un tabac à Paris (à l’Européen et au Trianon) considère sa venue à Montréal comme « une douche rafraîchissante, un petit rappel à l’ordre sur la nécessité de revenir sans cesse à la base : un cahier et un crayon. A chaque fois que je viens ici, j’écris beaucoup ».
L'humoriste québécois Philippe-Audrey Larrue-Saint-Jacques. | Crédit Myriam Frenette
Plus bosseurs les Québécois ? Il suffit d’assister à la scène ouverte du Bordel comedy club, jolie salle où de jeunes humoristes se succèdent toutes les dix minutes, pour constater une recherche d’écriture et un niveau artistique très prometteur. Parmi eux, l’élégant Philippe-Audrey Larrue Saint-Jacques (ça ne s’invente pas, c’est son vrai nom). Avec son look de « figurant du Titanic », il nous fait rire de ses déceptions et ne craint pas de citer Montesquieu. Ce fils d’universitaires a savamment intitulé son one-man-show « Hélas, ce n’est qu’un spectacle d’humour » et s’est grimé, sur son affiche, en Emile Nelligan, sorte de Rimbaud québécois. A 29 ans, ce jeune humoriste formé au conservatoire et à l’école de l’humour, a été retenu cette année dans la programmation du festival, et compte bien, comme d’autres avant lui (Stéphane Rousseau, Antony Kavanagh, Fred Pellerin…), développer sa carrière en France, marché plus vaste pour un artiste et son producteur que le seul Québec.
« La France est notre Hollywood francophone », témoigne Rachid Badouri, show man connu au Canada et qui, depuis quatre ans, tente de conquérir Paris. « La France, c’est comme une femme en amour. Quand elle a appris que je voyais aussi une Québécoise, elle ne m’a offert qu’un bonheur à temps partiel ! » Alors l’année dernière, Rachid Badouri a choisi de poser ses valises dans la capitale avec femme et enfant et a fait, depuis, salle comble à l’Appolo théâtre. En janvier 2018, il investira pour plusieurs mois la scène parisienne de l’Alhambra.
Des vannes sur Céline Dion ou sur Justin Trudeau
Ce n’est pas parce qu’on a du succès dans son pays que la réussite est garantie de l’autre côté de l’Atlantique. Cette règle est valable aussi bien pour les Québécois que pour les Français. L’humour voyage, s’exporte, à condition de s’adapter. « On ne peut pas venir en terrain conquis, il faut capter la société pour que le spectateur puisse se dire “ah oui, c’est tellement vrai” », insiste Rachid Badouri. Dans son one-man-show, il a ajouté ses « observations parisiennes », se moquant, par exemple, d’une ville où le moindre centimètre de neige provoque le chaos. Lui qui est venu jouer en France avant et après les attentats dit ressentir dans le public « un énorme besoin de rire, comme je l’ai rarement vu ». Mais il faut, raconte le québécois André Sauvé, « passer le rabot sur notre langue pour conquérir un public parisien qui a parfois le corset de Marie-Antoinette ! »
Le Français Eric Antoine glisse, lui aussi, des vannes sur Céline Dion ou sur le physique de Justin Trudeau lorsqu’il se produit au Québec et s’attache à rythmer davantage son spectacle. « En France, on peut se permettre des détours, des temps, ici, c’est plus la culture de la punchline, cela manque parfois de poésie. » Le rire, dit Blanche Gardin « est une question de musique, de mélodie et de mots ». Alors, elle a pris soin de traquer les expressions mal comprises, d’accélérer la rythmique de son spectacle et, pour se conformer au format demandé d’une prestation en soixante minutes, a supprimé les passages « plus posés ». « Vous êtes tellement gais, vous, les Québécois. Pour nous Français, c’est exotique de voir tant de gaieté », dit-elle en introduction de son stand-up. Avant de poursuivre : « Ici, traverser en dehors des passages piétons c’est quasiment de la grande délinquance. »
Roman Frayssinet. | Sandrine Blanchard pour Le Monde
Le nouvel humoriste remarqué de cette 35e édition s’appelle Roman Frayssinet. A 23 ans, ce jeune Français est venu se former à l’école de l’humour de Montréal et a déjà à son actif trois spectacles. Avec ses cheveux peroxydés, sa veste dorée, son côté fougueux et passionné, Roman Frayssinet à des allures de Xavier Dolan. Cet humoriste navigue entre les deux pays, a fait en France les premières parties de Kyan Khojandi et de Blanche Gardin et a décroché cette année sa première participation à un des galas de Juste pour rire. Il y a fort à parier que, cet hiver, on le retrouvera en solo sur une scène parisienne.
Peut-être dans la nouvelle salle de spectacle Le 13e Art, qui ouvrira ses portes à la rentrée, place d’Italie à Paris ? Dans ce qui fut l’ancienne salle de cinéma Le Grand Ecran, le groupe de production Juste pour rire inaugurera le 26 septembre deux lieux de 900 et 150 places où il pourra programmer son « écurie » d’humoristes mais aussi du cirque, de la musique et de la danse. « Il y a trente-cinq ans, on me demandait combien de temps la mode de l’humour allait durer, s’amuse Gilbert Rozon. Aujourd’hui on m’interroge sur la capacité de l’humour à voyager. Bien sûr qu’il voyage. Ma seule préoccupation est qu’il ne tombe pas dans le politiquement correct et la pensée unique. Se moquer des uns des autres, se taquiner permet de vivre ensemble. L’humour est indispensable pour traverser la vie ».