Voyage à bord d’un cargo (1/2) : une autre manière de prendre le large
Voyage à bord d’un cargo (1/2) : une autre manière de prendre le large
Par Juliette Camuzard
Chaque année dans le monde, près de deux mille personnes se laissent ainsi tenter par cette façon de traverser les océans peu banale.
A Saint-Martin, les bateaux de croisières croisent les cargos toutes les semaines. Une nuit aura suffi au « Marseille » pour décharger sa cargaison, le 24 août. / Juliette Camuzard / Le Monde
En quittant le chenal du port du Havre, mercredi 16 août, le Marseille, cargo de la compagnie française CMA-CGM, battant pavillon britannique, entame par la Manche sa longue traversée à destination des Caraïbes, puis du Brésil. Il transporte, dans ses cales et sur le pont, une cargaison d’un millier de conteneurs. Mais aussi trois passagers d’un type un peu particulier. Des « touristes » qui ont préféré ce moyen de transport à l’avion, par exemple, ou à un bateau de croisière plus traditionnel.
Rien d’étonnant à cela. Chaque année dans le monde, près de deux mille personnes (plus d’un millier pour la seule CMA-CGM) se laissent ainsi tenter par cette manière peu banale de traverser les océans. Gênes, Malte, Rotterdam, Beyrouth, New York, Hongkong, Shanghaï, les Antilles… figurent au catalogue de la compagnie.
La démocratisation de l’avion dans les années 1960 mit fin aux paquebots de ligne. Mais l’idée de se rendre d’un continent à l’autre par la mer séduit à nouveau, même si ce mode de transport est encore confidentiel.
« Depuis trois ou quatre ans, cette activité est en croissance constante, de 10 % par an », selon la direction de la communication de la CMA-CGM, numéro trois mondial du transport maritime par conteneurs, après le danois Mersk et le suisse MSC, mais première pour le transport de passagers.
Au moins 110 euros par jour
Le 8 août, Stéphane Vielle, 55 ans, embarquait à bord du Cayenne, à destination de la Guyane, pour une traversée de quinze jours. « Tout rêve prend forme si on le veut vraiment », confiait l’iconographe parisienne à quelques heures du départ. Même excitation pour Patrick Venturini, 57 ans, à la veille d’embarquer pour huit jours de mer à destination de Malte, sur le Lapérouse, un géant d’acier capable de transporter plus de vingt mille conteneurs. « Ce projet me trotte dans la tête depuis dix ans. Pour commencer, j’ai choisi un trajet court, mais mon rêve c’est de faire les soixante-sept jours de voyage jusqu’en Chine », explique l’ancien moniteur de plongée.
Au Havre, tous les porte-conteneurs partent du Terminal de France. / Juliette Camuzard / Le Monde
Ce rêve a un coût : au moins 110 euros par jour. Mais ces voyageurs curieux d’une autre forme de tourisme ont l’assurance d’une expérience exclusive, hors du commun, à laquelle peu de touristes ont accès. Car même si la flotte des compagnies de transport maritime s’accroît, le nombre de cabines, lui, est limité. Au-delà de douze passagers, les bateaux devraient embarquer un médecin. Seules cinq ou six cabines sont donc allouées aux passagers.
Cabine spartiate et brouhaha d’enfer
Embarquer à bord d’un cargo, c’est avoir l’assurance de vivre et de voir autre chose que ce peuvent proposer les croisiéristes classiques. Tout d’abord parce que ce n’est pas un voyage «de masse », ces cargos embarquant très peu de passagers.
Ensuite, il faut accepter un côté un peu spartiate. Le ronronnement du moteur et surtout sa ventilation font un brouhaha d’enfer. L’odeur de fioul est parfois entêtante. Et les ponts extérieurs sont constellés de résidus recrachés par la cheminée du moteur.
Dans la cabine (11 mètres carrés), meubles et éléments de décoration sont vissés aux murs, le téléphone et la lampe de bureau sont scotchés, et la chaise est sanglée au cas où la mer serait remuante. Le bateau secoue plus qu’escompté, mais pas de quoi avoir le mal de mer pour autant.
Le passager est évidemment tributaire de l’itinéraire et il n’est là qu’en spectateur. Les escales se font donc en fonction de la cargaison. Et il faut savoir faire preuve d’une nécessaire flexibilité : ces escales peuvent être plus courtes que prévu — mais de mémoire de capitaine, personne n’a jamais été laissé en rade — et les changements d’itinéraires possibles.
Artistes, écrivains, cinéastes...
Les passagers, qui sont-ils ? La compagnie transporte des artistes, des écrivains, des cinéastes, qui expriment le besoin de s’isoler. C’est par exemple un projet de livre sur l’histoire d’un trisaïeul condamné au bagne de Guyane, en 1864, qui a poussé Stéphane Vielle à partir en bateau sur ses traces. « Partir en bateau, cela permet de se placer dans un cocon et de réfléchir. Il faut avoir une vie intérieure riche. Il y a évidemment une grande part d’introspection », analyse-t-elle.
Il y a aussi les amoureux de la mer, comme Patrick Venturini. Pour ce chef d’entreprise hyperactif, accro à son téléphone portable — « un vrai geek », le moque son épouse, qui est du voyage pour lui faire plaisir —, cette transition sans Internet est une aubaine pour souffler et pour partager la vie des marins à bord.
Juliette Camuzard / Le Monde
D’autres, lassés de l’avion, profitent de cette parenthèse pour s’octroyer du temps. A bord du Marseille, Jean-Marc Bonder, 43 ans, médecin sur l’île de Saint-Martin, s’est imposé un planning sans temps mort. Pas question de subir l’ennui. Deux longues séances de sport quotidiennes, lecture assidue et quelques siestes remplissent ses journées. Pendant les neuf jours, il n’est pas sorti une seule fois sur le pont. « Je voulais du temps pour moi, je n’ai jamais l’occasion de lire habituellement, je travaille trop », dit-il.
Même souci de décompresser pour Philippe Gourvez, autre passager du Marseille. « Pour moi, ce sont des vacances idéales, je mange, je dors, je lis, je n’ai pas d’impératifs. Je sors d’un poste difficile et j’ai besoin de me reposer », confie le policier de 54 ans, qui s’apprête à exercer en Guyane.
La ligne Le Havre-New York très prisée
L’isolement que procure le trajet en bateau est propice à la réflexion et à la déconnexion. Une occasion rare de délaisser ordinateur et téléphone portable sans culpabiliser. Lorsque le capitaine accueille les passagers, il leur propose bien une connexion Internet par satellite, mais elle est coûteuse et chaotique.
Juliette Camuzard / Le Monde
Certaines lignes, comme Le Havre-New York (neuf jours de mer pour 1 400 euros) ont du succès et affichent complet plus de six mois à l’avance. Singapour et Hongkong sont deux autres destinations prisées en raison de leur prestige. Relativement courts, les voyages à destination de la Méditerranée sont plébiscités par des personnes curieuses de cette croisière d’un nouveau genre, mais pas prêtes à un périple au long cours.
Au coté de Patrick Venturini et de son épouse, ils étaient six autres passagers à rallier Malte sur le Lapérouse, parti du Havre le 17 août. Ces huit jours de mer « extraordinaires » ont laissé au couple un souvenir « inoubliable » et ils n’ont qu’une hâte : repartir.
Renseignement sur les voyages en cargo : The Traveller’s Club, 4 quai d’Arenc, à Marseille. Tél. 04 88 66 65 02