Dans le quartier de Ginza à Tokyo (Japon), en février. / BEHROUZ MEHRI / AFP

LETTRE DE TOKYO

Par candidats interposés, les élections législatives du 22 octobre se ramèneront à un affrontement entre le premier ministre Shinzo Abe et la gouverneure de Tokyo, Yuriko Koike, qui sans se présenter elle-même (du moins jusqu’à présent) a formé un nouveau parti bouleversant l’échiquier politique. Un duel au sommet entre un homme et une femme dans ce pays où la parité se fait attendre est une première.

Le « boom Koike » se nourrit de l’agacement à l’égard d’un premier ministre qui a multiplié les promesses sans les tenir et de la combativité d’une femme douée de sens politique et qui, en tant qu’ancienne présentatrice de télévision, sait jouer des médias. Mais, comme M. Abe, Mme Koike appartient à une génération au-delà de la soixantaine, qui n’est pas forcément en phase avec l’évolution de la société et à même de répondre aux attentes des nouvelles générations – en particulier, bien que femme, à celles des jeunes Japonaises sur le plan de leur vie tant professionnelle que personnelle.

Plus grande indépendance des jeunes femmes

Dynamiques, entreprenantes, indépendantes, ces dernières entrent davantage sur le marché du travail. Mais, en dépit des promesses de M. Abe, elles ont toujours des difficultés à concilier activité professionnelle et vie de famille en raison de l’insuffisance des places en crèche. Bien que 54,4 % d’entre elles souhaitent continuer à travailler après la naissance de leur premier enfant (10 % de plus qu’en 2000), beaucoup doivent choisir.

Elles sont en outre victimes, comme les hommes, des difficultés à trouver un travail stable (la précarité touche 40 % des emplois). Les deux phénomènes contribuent à un recul du mariage : 30 % des trentenaires en situation précaire sont mariés, contre 56 % dans le cas de ceux qui ont un emploi régulier.

Le Japon est en train de devenir une société de « célibataires », estime Kazuhisa Arakawa, auteur de « La Société super solo » (2017, non traduit). « Les hommes gagnent moins et ne trouvent pas d’épouse en raison de leurs revenus insuffisants, et les femmes gagnent plus mais trouvent moins le conjoint qui leur convient », avance-t-il. Responsable d’un projet de recherches sur le thème du recul du couple à l’agence de publicité Hakuhodo, il estime qu’en 2035, un Japonais sur trois et une Japonaise sur cinq vivront seuls (célibataires ou divorcés).

Aux phénomènes sociaux-économiques épinglés par les médias contribuant à faire reculer le mariage et entraînant une dénatalité alarmante, s’en ajoutent d’autres, moins visibles : la perception réciproque des femmes et les hommes.

Les mariages arrangés en déclin

Selon le sociologue Satoshi Ota de l’université Tama, « la “bulle financière” du milieu de la décennie 1980, qui a fait bondir la consommation, et la loi sur l’égalité des sexes dans le travail (1985), même imparfaitement appliquée en matière de salaire et de carrière, ont eu un effet sur les comportements et l’image de la femme : de la jeune fille un peu mièvre (kawaii), et de l’épouse-mère de famille, on est passé à celle de la femme indépendante ».

Les médias de la dernière décennie du XXe siècle montrent que « les femmes ont joué un rôle déterminant dans la culture jeune depuis les années 1980, poursuit le sociologue. Alors qu’auparavant, les garçons faisaient découvrir les lieux à la mode aux filles, ce sont elles qui, mieux informées, ont pris l’initiative. Et elles ont commencé à fréquenter entre elles restaurants, cafés, bars et discos. Disposant de plus de moyens financiers, les jeunes Japonaises sont devenues plus aventureuses et se sont dérobées au rôle qui leur était imparti par la société : se marier et fonder un foyer ».

Cette plus grande indépendance des jeunes femmes a favorisé un autre phénomène : le déclin de la pratique du mariage arrangé (par les familles, un intermédiaire, l’entreprise). Il y a un demi-siècle, c’était le cas pour la moitié des unions. Aujourd’hui, pour à peine 6 %. « Les garçons sûrs d’eux-mêmes s’accommodent de l’évolution du comportement des filles, poursuit Satoshi Ota. Mais beaucoup sont désarçonnés par une conduite ne correspondant plus à l’image stéréotypée de la femme donnée par leur mère. Ces garçons trouvaient dans le mariage arrangé un moyen de pallier introversion ou timidité. Ce n’est plus le cas. De peur d’être repoussés, ils se replient sûr eux-mêmes. »

« Garçons herbivores » et « filles carnivores »

Depuis une dizaine d’années, les médias ont épinglé un apparent recul de la libido par des formules chocs : « garçons herbivores » (soshokukei-danshi) et « filles carnivores » (nikushokukei-joshi), la métaphore désignant les garçons qui ont renoncé à « draguer » les filles et les « prédatrices » qui chassent les garçons.

Selon les statistiques, près 35 % des garçons et des filles de 25-39 ans sont célibataires et n’ont pas de partenaire régulier. Le couple n’est plus l’horizon obligé des jeunes Japonais. « Beaucoup de garçons et de filles pensent que tomber amoureux est fastidieux et qu’il y a autre chose à faire dans la vie », explique Satoshi Ota. Recul de l’appétit sexuel ? « Ils ou elles n’ont pas de partenaire fixe. C’est tout. Cela ne veut pas dire qu’ils ne font pas l’amour. Choisi ou subi, leur célibat pèse en tout cas sur la natalité car, contrairement aux pays occidentaux, où la naissance d’un enfant hors mariage est acceptée, au Japon, elle est très mal vue. »

Pour ces jeunes Japonais, garçons ou filles, qui en majorité ne votent pas, le duel Abe-Koike semble loin d’offrir des réponses à leurs préoccupations et à leurs attentes. Une simple turbulence dans la « bulle politique ».