Au Parlement européen, à Strasbourg, le 25 octobre. / CHRISTIAN HARTMANN / REUTERS

Editorial du « Monde ». Le verrou a sauté. La vanne s’est ouverte et un flot immense, brutal et dérangeant, continue de se déverser. Parti de l’« affaire Weinstein », du nom du puissant producteur d’Hollywood accusé de harcèlement sexuel puis de viol par plusieurs actrices, le mouvement déclenché par l’enquête du New York Times, publiée le 5 octobre, et par celle du magazine The New Yorker, cinq jours plus tard, n’en finit pas de s’étendre.

Harvey Weinstein, mis au ban de l’industrie sur laquelle il a régné et, étrangement, encore épargné par la justice, s’est retiré dans une clinique de traitement des addictions dans l’Arizona, mais la liste de ses accusatrices s’allonge chaque jour : elle dépassait 80 femmes au bout de quatre semaines. D’autres hommes de premier plan du monde de la culture, des médias, de la politique ont été accusés ; certains se sont excusés, d’autres ont été écartés de leurs fonctions.

Une forme d’omerta

Très vite, la vague a pris des allures de tsunami, traversé l’Atlantique – et même le ­Pacifique. Dans ses différentes versions, le hashtag #MeToo (moi aussi) est devenu planétaire sur les réseaux sociaux. Une victime japonaise s’est enfin enhardie à prendre la parole publiquement, dans un pays resté très conservateur sur ces questions. Mais c’est en Europe que le mouvement parti d’Amérique, Canada et Mexique compris, rencontre l’écho le plus puissant. Dimanche 29 octobre, la première ministre britannique, Theresa May, a jugé les témoignages sur les comportements douteux des députés de Westminster suffisamment sérieux pour écrire au président de la Chambre des communes. « Je ne crois pas que cette situation puisse être tolérée plus longtemps », l’a-t-elle averti, en lui demandant de prendre des mesures pour y mettre fin et, surtout, pour inciter les victimes à dénoncer ces comportements. Un sondage de la BBC a révélé que la moitié des femmes de Grande-Bretagne et un homme sur cinq affirment avoir subi une forme de harcèlement sexuel au travail ou dans leurs études.

Le choix par les Françaises d’un hashtag plus radical, #Balancetonporc, est peut-être la manifestation d’un problème non pas nécessairement plus vaste mais plus enfoui, d’un silence encore plus pesant. Les témoignages sur une forme d’omerta à laquelle se heurtent dans le monde du travail les victimes de harcèlement qui tentent de dénoncer leurs agresseurs sont si nombreux et si détaillés qu’ils accréditent l’idée d’un véritable mur du silence, en contradiction avec la législation en vigueur. Il a fallu qu’une femme ministre de la santé, Agnès Buzyn, raconte le sexisme ordinaire auquel elle a été confrontée comme médecin pour que les responsables hospitaliers reconnaissent l’existence d’un « problème ». Le mutisme embarrassé des milieux musulmans face aux accusations d’agressions sexuelles portées par deux femmes contre le théologien Tariq Ramadan – qui les nie – est lui aussi révélateur d’une culture du déni.

#MeToo ou #Balancetonporc, le flot ne s’arrêtera pas. Spontané, sans organisation ni leaders, il finira sans doute un jour par lasser, se heurtera à la puissance des intérêts de l’omerta, qui, tôt ou tard, chercheront à reprendre le dessus, comme ils l’ont fait après l’affaire Strauss-Kahn, il y a six ans. Mais ce qui se passe depuis quelques semaines est un profond bouleversement, qu’il faut d’abord chercher à comprendre, puis sur lequel hommes et femmes doivent bâtir. Bâtir, sans attendre, mais durablement et solidement.