Créé en 1993 au Théâtre Royal de la Monnaie, à Bruxelles, La Ronde (traduction du titre original, Reigen, en allemand, comme les dialogues parlés et chantés) est sans doute le plus personnel des huit opéras de Philippe Boesmans. C’est en tout cas celui dans lequel le compositeur belge (né en 1936) affirme son identité de musicien de théâtre avec le plus de subtilité.

Conçu par Luc Bondy (1948-2015) – son complice du lyrique (quatre ouvrages nés de leur collaboration) –, le livret s’inspire de la pièce éponyme d’Arthur Schnitzler qui fait tourner le manège du sexe dans la Vienne de 1900. Dix personnages (cinq hommes, cinq femmes) y prennent place, deux par deux, avec maintien d’un seul membre du couple d’une scène à l’autre, selon le principe du jeu de dominos : le soldat, qui s’offre une prostituée (scène 1) près d’un pont, séduira ensuite (scène 2) une femme de chambre rencontrée au bal qui, elle-même devra répondre (scène 3) aux avances du jeune homme de la maison qui l’emploie… Et tourne le manège jusqu’à la dixième scène qui voit un comte amoureux d’une cantatrice enfourcher le cheval d’origine, à savoir Leocadia, la prostituée.

Jeunesse et nouvelles technologies

La nouvelle production de l’Opéra de Paris joue à fond la carte de la jeunesse. A commencer par la mise en scène de Christiane Lutz, intelligemment ancrée dans le monde d’aujourd’hui. Très branchée nouvelles technologies (SMS, applis de mobile, photos sur Internet…), elle colle bien à la partition ; par exemple, quand un zip orchestral semble né pour traduire la fulgurance d’une fermeture éclair brusquement ouverte dans le dos d’une robe. La grande idée de Christiane Lutz consiste à élargir la vision de l’intrigue en considérant que les personnages en action sur le plateau étaient aux abords de l’Opéra Bastille avant le début de La Ronde et qu’ils y retourneront une fois le rideau de la nuit retombé sur leurs agissements intimes.

La vidéo (Christian André Tabakoff) est donc essentielle dans cette scénographie qui renouvelle autant les points de vue des rencontres (intérieurs, extérieurs, ascenseur, taxi) que les positions de l’accouplement, souvent accompagnées de mimiques amusantes, là encore, bien dans l’esprit de la partition. Christiane Lutz sait également éviter le piège du prévisible dans une pièce au déroulement, somme toute, systématique. Avec un minimum d’accessoires (banquettes en simili cuir) et un fond de scène polyvalent (mur-écran qui s’ouvre sur une cheminée de salon, une boîte de nuit ou un bar), elle travaille habilement, comme le compositeur, sur le principe de la rotation.

Musique sensuelle

Correspondant parfaitement aux rôles, sans les limiter à des archétypes de l’art lyrique, les dix membres de l’Académie (très internationale) de l’Opéra national de Paris mériteraient tous d’être cités tant ils se distinguent au sein d’une distribution dynamique et homogène. Néanmoins, on retiendra, pour la partie féminine, l’attendrissante prostituée de Sarah Shine, l’impayable jeune femme de Marie Perbost tout comme la dévorante cantatrice d’Angélique Boudeville et, côté masculin, le jeune homme coincé de Maciej Kwaniskowski, le mari inquiétant de Mateusz Hoedt et le comte bipolaire de Danylo Matviienko.

Sensuelle et toujours en mouvement (y compris sur le plan stylistique), la musique tout en caresses de Philippe Boesmans est restituée avec doigté par Jean Deroyer à la tête de l’Orchestre-Atelier Ostinato. Les dix-neuf instrumentistes réunis dans la version de chambre (due à Fabrizio Cassol) sont, hélas, disposés sur le côté droit, dans le prolongement de la scène, et donnent l’impression d’entendre la musique par un seul canal auditif. L’orchestre de ce spectacle assez long (2 h 10 sans entracte) aurait quand même mérité une fosse (pourquoi pas à Garnier ?) et le public, en plus d’une écoute en stéréo, des fauteuils moins inconfortables que les gradins de l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille.

La Ronde, de Philippe Boesmans, Jean Deroyer (direction musicale), Christiane Lutz (mise en scène). Les 8, 10 et 11 novembre à 20 heures, Amphithéâtre Bastille. 25 €. operadeparis.fr