Documentaire sur France 5 à 20 h 55

Pour les « Foulards noirs », tout a débuté peu après les grandes manifestations d’agriculteurs de 2015. Un petit groupe de femmes, conscientes que le blocage des routes, les pneus brûlés et autres opérations « coup de poing » rendaient impopulaire le combat de leurs époux et compagnons, s’est constitué près de Bayeux (Calvados) pour faire entendre une autre voix.

Comme nom et signe distinctif, elles ont choisi un foulard noir, en référence aux paysannes de jadis qui se coiffaient ainsi pour les travaux des champs et la traite. Mais aussi et surtout parce qu’elles se sentent en deuil d’une agriculture qui se meurt. En 2016, près de 400 suicides étaient dénombrés. Sans parler des faillites. « On est en train de crever dans nos fermes », lâche avec une pointe de rage ­Stéphanie, en préambule au documentaire sensible et intimiste d’Anne Gintzburger. Un film sur lequel Catherine Deneuve – qui, en 2016, dédiait son prix ­Lumière aux agriculteurs – est ­venue prêter sa voix.

Charlène, Astrid, Ludivine et Stéphanie. / CHASSEURS D'ÉTOILES

Après la sidérurgie et le très ­remarqué La Promesse deFlorange (2014), la réalisatrice a choisi de porter son regard sur la crise qui touche aujourd’hui le monde agricole. Son parti pris est moins de décrire ses fondements et ses mécanismes que la manière dont celle-ci « abîme les familles ». Faisant sien le discours des « Foulards noirs », leur volonté de briser le silence et les tabous, comme le résume Astrid : « Les hommes, ça parle pas d’intimité, mais de chiffres, alors qu’il y a un impact social. Les femmes vont exprimer cela et ainsi le grand public va mieux comprendre. »

L’angoisse du suicide

Pendant l’année 2016, la réalisatrice a suivi quatre femmes et militantes qui luttent, disent-elles, sinon pour sauver leur monde, du moins leur exploitation, et aussi pour « être enfin reconnues à leur juste valeur ». Au sein de ce noyau cimenté par une solidarité de tous les instants, il y a celles, comme Stéphanie, qui, avec son époux Yannick – tous deux éleveurs laitiers –, s’arc-boutent sur leur exploitation, y travaillant sans répit… à perte. « Je continue de me ­lever pour perdre de l’argent », dit cette mère de deux enfants, avant de détailler ses revenus : 234 euros par mois. Avec ses mots à elle, Astrid, la stratège du groupe, gérant seule un troupeau de 50 charolaises et 250 hectares, ne dit pas autre chose : « C’est quand même le seul métier où c’est pas nous qui décidons combien on vend notre marchandise… Tu ne peux pas t’investir autant et ne pas pouvoir te tirer un salaire ! » Aussi certaines, comme Ludivine, dont l’époux a dû vendre ses bêtes, ou Charlène, mariée à Vincent, éleveur criblé de dettes, et en attente depuis deux ans des 40 000 euros d’aide à la reconversion bio, ont été contraintes de chercher un emploi hors de la ferme.

Astrid, la stratège du groupe. / CHASSEURS D'ÉTOILES

Quand elles ne partent pas battre le pavé pour tracter dans les villes du Calvados ou de Bretagne pour sensibiliser les commerçants et les consommateurs à leur cause, elles évoquent à mots comptés l’amertume de s’échiner en vain, la perte de l’estime de soi de leur mari qui nourrit l’angoisse du suicide, les moments de doute dans le couple, le « gros coup à l’orgueil » lorsqu’il faut demander l’aide des services sociaux, ou encore la peur de ne transmettre à leurs enfants que des larmes et des dettes.

Ainsi, passant du clair-obscur des fermes à la luminosité joyeuse de leur combat, Anne Gintzburger chronique avec sensibilité l’épopée intime et collective de ce chœur en révolte.

Les Champs de la colère, d’Anne Gintzburger (Fr. 2017, 65 min).