Joyce Weisbecker, pionnière méconnue de la programmation de jeux vidéo
Joyce Weisbecker, pionnière méconnue de la programmation de jeux vidéo
Par William Audureau
Cette informaticienne est devenue en 1976 la première femme professionnelle de l’industrie, révèle une enquête historique du site américain Co.Design.
Publicité de RCA pour le Cosmac VIP, ordinateur personnel sur lequel Joyce Weisbecker a programmé ses premiers jeux, à 16 ans, en 1975. / RCA
Le hasard fait parfois bien les choses. Alors que l’association Women in Games a exhorté les femmes de l’industrie du jeu vidéo à cesser de se sentir illégitimes dans les métiers du numérique, une récente enquête historique du site américain Co.Design révèle que la première programmeuse professionnelle, Joyce Weisbecker, a fait du jeu video son métier dès 1976. Une découverte d’autant plus significative que les premières consoles programmables datent de… 1976.
Benj Edwards, l’auteur de l’article, assume la dimension politique de son enquête : « Pour chaque Steve Jobs ou chaque Bill Gates dans l’histoire de la technologie, il y a une pionnière oubliée comme elle. Et en commémorant ce qu’elle a accompli dans les années 1970, quand le marché du jeu vidéo de salon sortait à peine de terre, nous pouvons contribuer à paver la voie à un futur plus “inclusif” pour les ingénieurs et les scientifiques de demain. »
« La première développeuse indépendante »
Née en 1958 dans le New Jersey, Joyce Weisbecker n’a que 17 ans lorsqu’elle signe ses premiers jeux vidéo rémunérés pour le compte de RCA. Cet ancien géant américain du mobilier audiovidéo s’apprête à lancer la Studio II, console qui, en dépit de son échec commercial, restera avec la Fairchild Channel F comme la première à utiliser des jeux interchangeables.
Over 30 RCA Studio II Games In Under 20 Minutes
Durée : 18:04
« Je sais qu’il n’y avait pas d’autre femme qui programmait chez RCA, se rappelle-t-elle. Seuls quelques gars s’en chargeaient, et ils étaient employés. Je pense que j’étais en fait la seule personne externe à l’entreprise à être payée pour faire un jeu vidéo. Donc j’étais la première sous-traitante… et peut-être la première développeuse indépendante, car j’ai eu l’idée du jeu, je la leur ai proposée et ils ont dit OK. »
« C’était comme des puzzles super cool »
Sa proximité avec l’informatique, elle la doit à la passion de son père, à une époque où un mini-ordinateur coûte, en 1972, entre 6 000 et 25 000 dollars (30 000 et 126 000 euros aujourd’hui). Joyce Weisbecker est en effet la fille de Joseph Weisbecker, un ingénieur de RCA qui travaille sur la technologie de cette console depuis 1969 lorsqu’il est à son bureau, développe des jeux de logique et des tours d’illusionnistes et fabrique son propre ordinateur personnel à base de pièces détachées lorsqu’il est à la maison.
Il baptise le sien FRED, pour Flexible Recreational & Educational Device (« appareil éducatif et récréationnel flexible »). L’ordinateur passionne sa fille. « Papa nous a montré, à ma sœur et moi, comment s’en servir. Ma sœur était plus intéressée par l’équitation. Mais moi, je trouvais que c’était comme des puzzles super cool. » Sa mère, Jean Ann, enseignante au lycée, l’encourage à poursuivre la carrière qui lui plaît.
La console RCA Studio II. / Wikipedia
Le destin s’en mêle. Présenté aux cadres de RCA, l’ordinateur FRED dont elle est si familière sert de modèle technique aux futurs produits phares de la marque, de l’ordinateur Cosmac VIP à la fameuse console Studio II.
Premiers jeux à 16 ans
Dès ses 16 ans, Joyce Weisbecker a déjà conçu et programmé deux jeux, Snake Race et Jackpot, dont le code figure dans le manuel d’utilisation du Cosmac VIP à sa sortie en 1975 – longtemps, il fallait apprendre à rentrer des lignes de code pour pouvoir jouer sur un ordinateur personnel.
Jaquette de TV Schoolhouse, un jeu de quiz éducatif développé en 1976.
C’est sur Studio II qu’elle signe ses premiers jeux rémunérés. Comme sur toutes les consoles de l’époque, ils sont uniquement en noir et blanc. Mais il ne s’agit pas de simples clones de Pong ou de jeux de raquette similaires et, pour l’époque, il s’agit d’un immense pas en avant en matière de créativité.
TV Schoolhouse, un jeu de quiz pour deux joueurs, propose notamment un thème entier consacré aux grandes réussites historiques des femmes. Un travail dont Joyce Weisbecker s’acquitte en une semaine seulement, et pour lequel elle touche 250 dollars (710 euros d’aujourd’hui).
Carrière rapidement avortée
A l’automne, elle programme deux autres jeux, d’action cette fois, Speedway et Tag, livrés sur la même cartouche, l’un des dix que comptera le système. Le premier est un jeu de course de voitures figurées par des rectangles minimalistes.
TV Arcade Series Speedway + Tag –RCA Studio II–
Durée : 00:37
Le second est une sorte de jeu de chat et de la souris entre deux pixels – soit le jeu vidéo le plus épuré que l’on puisse imaginer. Joyce Weisbecker rappelle le contexte :
« Les gens habitués aux ordinateurs modernes ne comprennent pas les contraintes [de l’époque], Le plus difficile n’était pas de faire tenir le code dans 2 ko ou de fonctionner sur un processeur lent – il y a plein de choses que l’on peut faire avec ça. Le problème était : comment afficher ce qui se passe avec autant de limites ? Vous aviez l’équivalent de deux icônes Windows noir et blanc de 32 pixels par 32, et c’était votre écran entier. »
Par la suite, Joyce Weisbecker développera trois autres titres, Slide, Sum Fun et Sequence Shoot. Tous restés confidentiels, à cause de l’échec commercial du Studio II, rendu obsolète par la sortie en 1977 de l’Atari 2600, une concurrente capable d’afficher – révolution – des jeux minimalistes en couleurs.
RCA cesse la production de sa console en 1978, ce qui marque également la fin de sa courte carrière de pionnière. « Ils n’ont jamais vendu assez de jeux pour en commander davantage », soupire-t-elle.
La jeune programmeuse reprend ses études. Elle obtient en 1980 un double diplôme en ingénierie et en sciences actuarielles, se lance dans une carrière d’actuaire puis d’ingénieure radar. Peu intéressée par le titre de « première femme conceptrice », elle préfère se voir comme la pionnière du jeu indépendant. Récemment, elle envisageait d’ailleurs de se replonger dans la programmation de jeux vidéo, mais narratifs, cette fois.