Ibrahim Mustafa Magu, le shérif anticorruption du Nigeria
Ibrahim Mustafa Magu, le shérif anticorruption du Nigeria
Par Joan Tilouine (Abuja (Nigeria), envoyé spécial)
Nommé par le président Buhari pour traquer les fonds publics détournés, cet ancien policier est aussi redouté que contesté dans son pays.
Ibrahim Mustafa Magu est sans doute l’homme le plus craint de l’élite politique et économique du Nigeria. L’un des plus menacés aussi. Ce quinquagénaire vif et affable, originaire du nord-est du pays, se déclare volontiers en « croisade », insensible aux pressions liées à sa mission : lutter contre la corruption dans un pays où les détournements se comptent en dizaines de milliards de dollars.
Mi-décembre, sept bandits cagoulés ont attaqué sa résidence secondaire en banlieue d’Abuja, la capitale, tuant à l’occasion un sergent de police. Quelques mois plus tôt, en août, un commando n’avait pas hésité à lancer un assaut contre le siège de la Commission sur les crimes économiques et financiers (EFCC), qu’il dirige depuis novembre 2015. Il faut être fou ou très bien payé pour mener, sans doute pour le compte d’une personnalité visée par les enquêteurs de M. Magu, une telle opération en plein cœur de la zone administrative d’Abuja.
« Je fais peur aux criminels et j’en suis fier »
« Malheureusement, je suis en danger, ce qui veut dire que j’ai encore du travail à faire. Ici, au Nigeria, quand tu combats la corruption, il faut être prêt à mourir. Sinon, mieux vaut changer de poste, tranche-t-il, assis derrière son bureau encombré de dossiers, au troisième étage désormais ultra-sécurisé du siège de l’EFCC. Je fais peur aux criminels, qu’ils soient politiques ou patrons, ça oui, je leur fais peur et j’en suis fier. »
A la tête de cette agence gouvernementale créée en 2003, Ibrahim Mustafa Magu a imposé son style un peu shérif sur les bords. « Rien à faire de qui tu es, que je te connaisse ou pas. Si la corruption est avérée, on t’emmène devant la justice », annonce-t-il en désignant une photo du président Muhammadu Buhari, qui l’a nommé pour mettre en œuvre l’une de ses promesses de campagne.
Sous le portrait austère et bienveillant du chef de l’Etat qui orne son bureau, une de ses déclarations : « Si vous ne tuez pas la corruption, la corruption tuera le Nigeria. » C’est aussi le credo de M. Magu. Qu’importe si le Sénat l’a désavoué à deux reprises, en mars puis en décembre 2017, et que les services de sécurité nigérians ont émis un avis défavorable à sa nomination en remettant en cause son intégrité. « Certains sénateurs m’en veulent. Ils manipulent certains services et politisent mon cas pour protéger leurs intérêts et leurs affaires », se défend-il.
Du coup, M. Magu n’est pas président de l’EFCC mais président par intérim, un « Monsieur Anticorruption » en délicatesse avec la loi. Cela l’a excorié sans pour autant le faire vaciller tant il tire sa force de sa proximité avec le chef de l’Etat. « Je parle très régulièrement au président Buhari, qui se tient informé des avancées de nos enquêtes », concède sans plus de détails M. Magu.
« Nommer et humilier »
Avec la gouaille du flic à l’ancienne qu’il fut dans les années 1990, il préfère narrer ses récents succès. Comme la saisie de 9,8 millions de dollars (8 millions d’euros) dissimulés par un ancien patron de la société pétrolière nationale dans une maison d’un quartier pauvre de Kaduna, dans le nord-ouest du Nigeria. « Une petite affaire », crâne-t-il en s’empressant de citer les 43,4 millions de dollars retrouvés dans un appartement de Lagos en avril 2017.
Quitte à favoriser la délation, le gouvernement encourage les Nigérians, depuis 2016, à dénoncer les crimes financiers. Les indics sont devenus « lanceurs d’alerte » et les récompenses attirent les citoyens : entre 2,5 et 5 % des sommes saisies. M. Magu assume sans fausse pudeur recourir au procédé du « name and shame », soit « nommer et humilier » des pontes de la cybercriminalité, des patrons, des grands mafieux et des petits escrocs. Le respect de la présomption d’innocence n’entre pas dans ses priorités.
Ce qui fait vibrer Ibrahim Mustafa Magu, lui confère un véritable pouvoir et lui vaut des menaces de mort, ce sont les délicates affaires politico-financières, celles qui peuvent bouleverser la vie publique. Malgré un manque de moyens, l’EFCC, qui compte 3 000 agents, a révélé la plupart des grands scandales mettant en cause l’administration de l’ancien président Goodluck Jonathan (2010-2015).
A Kano, la grande ville du nord-ouest du Nigeria, en janvier 2016. / Akintunde Akinleye / REUTERS
A peine nommé, le nouveau pouvoir de M. Buhari lui a confié l’analyse des contrats d’armement passés entre 2007 et 2015 pour mener la lutte contre Boko Haram. Un dossier sensible et un retour aux sources pour ce comptable de formation, natif de Maiduguri, la ville sous menace constante du groupe djihadiste.
C’est dans la capitale de l’Etat de Borno que le petit Magu s’est initié à l’enquête en observant un commissaire de police devenu son mentor. « Il s’appelait Abdulmalik Keita, je restais à ses côtés et j’apprenais. C’est lui qui m’a donné le goût du terrain, de l’investigation et l’envie d’intégrer la police », se souvient-il.
En 2015, M. Magu s’est rendu en Ukraine, pendant que ses hommes, en collaboration avec des agences américaine et britannique, épluchaient au Nigeria les détails de près de 500 contrats d’armement. Ils y ont découvert plus de 2 milliards de dollars de détournements. Depuis, Sambo Dasuki, conseiller à la sécurité nationale de l’ex-président Jonathan, a été incarcéré. « On a réussi à rapatrier une partie des fonds mais les enquêtes se poursuivent. C’est sans fin », admet M. Magu.
Il peste contre cette justice lente et sous-entend que certains juges sont corrompus. Son bilan, qui est en quelque sorte celui du chef de l’Etat en matière de lutte contre la corruption, demeure mitigé. « Les électeurs sont divisés sur les avancées en matière de lutte contre la corruption car ils ne savent pas vraiment si cette lutte est menée sainement, dit Idayat Hassan, directrice du Centre pour la démocratie et le développement, un cercle de réflexion établi à Abuja. Cette question sera au cœur des débats pour l’élection de 2019 car elle préoccupe le président Buhari à l’approche du bilan de son premier mandat. » Les enjeux ne sont pas seulement économiques et judiciaires. Ils sont aussi politiques. Pour sa défense et celle de celui qui l’a nommé, Ibrahim Mustafa Magu claironne avoir reversé dans les caisses de l’Etat 2,9 milliards de dollars entre mai 2015 et octobre 2017.
« Une cash machine bienvenue » pour l’Etat
« Magu a le mérite d’avoir ramené à l’Etat plusieurs centaines de millions de dollars de fonds pillés par les régimes précédents. En période de récession économique [août 2016-septembre 2017], il a été une sorte de cash machine bienvenue, constate Benjamin Augé, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Mais sans une réforme de la justice, pourtant promise par le vice-président Yemi Osinbajo, le bilan de la lutte anticorruption n’est pas très positif car l’EFCC a finalement des résultats très mitigés en termes de jugements rendus. Même certains chefs de guerre notoirement corrompus dans la région pétrolière du Delta n’ont pas été traduits devant la justice. Sans sanction, les mêmes pratiques perdurent et vont perdurer. »
Lors d’une manifestation contre la corruption au Nigeria, en 2015, à Abuja. / Afolabi Sotunde / REUTERS
Si M. Magu fait grand bruit et met en scène ses enquêtes, il a pour l’instant échoué à faire citer devant la justice des personnalités politiques de premier plan, à l’exception de Bukola Saraki, le président du Sénat. Ce n’est pourtant pas faute de « s’acharner », comme disent les dirigeants du Parti démocratique populaire (PDP), de Goodluck Jonathan, désormais dans l’opposition et qui accusent le pouvoir en place d’« instrumentaliser l’EFCC ».
« Que je sois au service de l’exécutif pour affaiblir l’opposition ? Ça, c’est la propagande des gens que l’on dérange, s’emporte M. Magu. Je travaille pour le pays, pas pour des gens. Et peut-être que certains sont plus corrompus que d’autres. »
Fin décembre, Ngozi Olejeme, la responsable des finances de la campagne de Goodluck Jonathan en 2015, qui figurait sur la liste des personnes recherchées par l’EFCC pour des dizaines de millions de dollars de fonds publics détournés, a été arrêtée. L’ancienne première dame, Patience Jonathan, s’est vue, début janvier, après avoir été déboutée de son appel par la justice nigériane, contrainte de se délester de l’un de ses comptes bancaires crédité de 5,9 millions de dollars. « No comment » en revanche sur l’enquête sur Goodluck Jonathan.
En attendant, les services de l’EFCC n’ont pas fini d’explorer les circuits financiers, de saisir les villas pleines de liasses et de bijoux de l’ancienne ministre du pétrole, Diezani Alison-Madueke, dernière icône des déviances nigérianes, arrêtée à Londres en octobre 2015. L’agence anticorruption lui réclame, pour le moment, le remboursement de plus de 660 millions de dollars détournés et se penche sur ses résidences et ses comptes à Dubaï.
L’EFCC dit avoir récemment noué des relations avec les Emirats arabes unis et se vante d’avoir reçu une base de données recensant les comptes, avoirs et les véhicules financiers de 22 personnalités politiquement exposées. « On trouvera les corrompus, où qu’ils se trouvent, à Dubaï, à Londres ou ailleurs. Il n’y a plus d’impunité au Nigeria et la peur est en train de changer de camp », veut croire Ibrahim Mustafa Magu. Sa « croisade » est encore loin d’être terminée.