Manifestations de femmes le 8 mars à Pampelune, dans le nord de l’Espagne. / Alvaro Barrientos / AP

C’est déjà une victoire. Depuis que les mouvements sociaux et syndicaux ont appelé à la première « grève féministe » d’Espagne, jeudi 8 mars, la défense des droits des femmes fait la « une » de la presse, nourrit les débats politiques, s’est imposée dans l’activité législative.

Le parti de la gauche radicale Podemos a soumis, le 20 février, une proposition de loi sur l’égalité des revenus des femmes et des hommes et le Parti socialiste en a proposé une autre, le 7 mars, sur « l’égalité de traitement et de chances ». Plus symbolique, le parti libéral Ciudadanos, pourtant opposé à la grève qu’il juge « trop politisée », a annoncé le 7 mars la création d’un groupe de travail au Parlement catalan pour lutter contre « la fracture salariale, la co-responsabilité et la précarité dont souffrent les femmes ».

De son côté, le Parti populaire a dû rectifier sa position, après la polémique suscitée par plusieurs élues qui ont proposé de faire une « grève à la japonaise, en travaillant encore plus », en se disant « respectueux » des grévistes. Le PP a rappelé qu’il existe une loi qui interdit qu’un homme soit mieux payé qu’une femme à travail égal et qu’il a augmenté le congé paternité de treize jours à quatre semaines en 2017.

Mieux que la moyenne européenne

La situation de l’Espagne en matière des droits des femmes a progressé considérablement en vingt ans. La fracture salariale s’est réduite de 33 % depuis 2002, selon la Fondation des études d’économie appliquée (Fedea). Mais, selon les derniers chiffres d’Eurostat, à travail égal, elle se situe encore à 14,9 % (inférieure aux 16,3 % de la moyenne européenne).

Les mesures prises pour dénoncer les violences faites aux femmes et accompagner les victimes portent aussi leurs fruits, avec une baisse sensible du nombre de femmes décédées des mains de leur (ex-) compagnon. Les syndicats rappellent par ailleurs que les femmes occupent 62 % des CDD et 74 % des emplois à temps partiel, et que leur salaire moyen est inférieur de 23 % à celui des hommes.

« Il reste encore beaucoup à faire : les femmes ont les retraites les plus faibles, les emplois les plus précaires, elles réalisent encore l’essentiel des travaux domestiques, sont trop souvent questionnées quand elles posent plainte pour viol, et près de 1 000 ont été assassinées en quatorze ans », énumère Ruth Caravantes, porte-parole de la commission 8M, qui regroupent différents mouvements féministes, et a publié le manifeste d’appel à la grève qui propose de « stopper le monde » pour exiger « l’égalité des droits et des conditions de vie ».

Grève soutenue

Alors que l’Espagne a peu réagi au mouvement #metoo et n’a pas connu de mouvement similaire au #balancetonporc français, 82 % des Espagnols estiment que la grève est justifiée, selon un sondage paru dans le quotidien El Pais le 6 mars. « Le mouvement #metoo est le produit de nombreuses années de féminisme, tout comme cette grève », estime Mme Caravantes, pour qui « il ne suffit pas qu’il y ait de nouvelles lois, il faut transformer la société et cette grève est notre manière d’interpeller pour cela notre voisin, notre collègue, notre chef ou le gouvernement… La balle est à présent dans le camp de la société… »

Les syndicats minoritaires CNT et CGT, ainsi que le parti néocommuniste de la Gauche unie (IU) et Podemos soutiennent la grève de 24 heures convoquée par la commission 8M. Une grève à la fois des travailleurs, des étudiants, des soins (des enfants ou des personnes dépendantes) et de la consommation, dont le positionnement ouvertement anticapitaliste ne fait toutefois pas l’unanimité. Les syndicats majoritaires Commissions ouvrières (CCOO) et Union générale des travailleurs (UGT), soutenus par le PSOE, appellent quant à eux à des arrêts de travail de deux heures.

« Nous avons besoin de mesures du gouvernement et du patronat pour lutter de manière effective contre les inégalités salariales et professionnelles, faciliter la conciliation entre vie familiale et professionnelle ou valoriser le travail à la maison…, explique Lola Santillana, responsable de l’emploi et la qualification professionnelle pour les CCOO. Il faut que le gouvernement investisse dans des plans d’action et que des mesures coercitives avec sanction soient prises contre les entreprises qui ne respectent par l’égalité des travailleurs. »

Les médias responsables

En marge des partis et des syndicats, de nombreuses femmes se sont organisées avec leurs propres mots d’ordres. Artistes, scientifiques, universitaires ou journalistes, elles se sont unies au mouvement de grève. « Je pense qu’au fond, nous en avions marre de nous retenir de nous plaindre », résume Eva Belmonte, journaliste et porte-parole du mouvement L’arrêt des journalistes, dont le manifeste a été signé par plus de 7 000 femmes de la profession. « Nous avons les mêmes problèmes que le reste des femmes : les différences de salaire, l’accès restreint aux postes de direction, le harcèlement professionnel, la précarité, et nous en avons un autre, qui est la présence et la représentation des femmes dans les médias. Trop souvent, les médias culpabilisent les victimes d’agression sexuelle, trop peu de tribunes d’opinion sont confiées à des femmes, trop peu de places leur sont données dans les débats politiques. Notre mobilisation est une manière d’attirer l’attention des directeurs de médias sur ce problème. »

Près d’une centaine de rassemblements sont organisés dans la capitale espagnole, dont une grande manifestation à 19 heures. Tout comme à Barcelone et des dizaines de villes espagnoles. « La grève sera un succès si le 9, on continue d’en parler… », conclut Mme Santillana.