Les jeunes Ethiopiens « déterminés à mourir libres plutôt que de vivre comme des esclaves »
Les jeunes Ethiopiens « déterminés à mourir libres plutôt que de vivre comme des esclaves »
Par Emeline Wuilbercq (Addis-Abeba, correspondance)
L’Ethiopie à cran (4). En première ligne de la contestation, les jeunes « qeerroo » ont créé un mouvement très organisé qu’ils tentent de maintenir pacifique.
De jeunes partisans de l’opposant politique éthiopien Bekele Gerba fêtent sa libération le 14 février 2018, à Adama, dans la région Oromia. / TIKSA NEGERI/REUTERS
Lorsque le mouvement de grève de trois jours a commencé, lundi 5 mars, dans la région Oromia, la plus vaste d’Ethiopie, Ipsa a « patrouillé » pour vérifier que les commerçants avaient fermé boutique. Il a vu de nombreux jeunes Oromo, la plus grande communauté du pays, faire de même dans sa ville, Adama, située à 90 km de la capitale, Addis-Abeba. Cette grève avait pour but de protester contre l’état d’urgence entériné par la chambre basse du Parlement le 2 mars. C’était la deuxième en moins d’un mois. La première avait précipité la libération de l’opposant politique Bekele Gerba, le 13 février. « Nous avons beaucoup de pouvoir ! », s’exclame Ipsa, comptable de 27 ans.
« Nous », ce sont les qeerroo, les jeunes de la région Oromia qui ont lancé l’appel à la grève. Depuis plusieurs mois, toutes les actions menées dans ce fief de la contestation antigouvernementale se font sous leur bannière. Dans la langue des Oromo, qeerroo signifie « jeune homme non marié ». Mais, pour la plupart d’entre eux, ce mot veut dire bien plus. « Ce sont des combattants pour la liberté », lâche un étudiant. « Des agents du changement », ose un autre.
Les qeerroo sont en première ligne des manifestations contre le pouvoir éthiopien. Celles-ci durent depuis plus de deux ans, et leur répression a entraîné la mort de près d’un millier de personnes en 2015-2016. Dans leur manifeste disponible en ligne, ils se disent « déterminés à mourir libres plutôt que de vivre comme des esclaves ». Sur le terrain, ils affirment lutter en faveur de la démocratie et d’une meilleure représentation de la communauté oromo, qui s’estime marginalisée depuis des décennies. Pour beaucoup, ils ne défendent pas seulement la cause de cette dernière, mais celle d’une jeunesse éthiopienne désabusée. « C’est un mouvement de société », résume un homme politique.
Blocage des camions d’essence
Leur influence grandissante inquiète le pouvoir central : la police fédérale a annoncé en janvier l’ouverture d’une enquête sur ces jeunes, accusés de vouloir déstabiliser le pays. Depuis quelque temps, leurs revendications se font de plus en plus entendre et leurs appels à l’action sont massivement suivis à travers la région Oromia. Les mouvements de grève et les blocages de routes ont paralysé pendant quelques jours l’économie éthiopienne, Addis-Abeba étant enclavée dans cette région.
La diffusion de leurs messages sur les réseaux sociaux par des militants de la diaspora accroissait encore leur force de frappe. C’était avant que la connexion Internet soit totalement coupée dans les régions – l’Internet mobile était déjà indisponible depuis fin 2017. Les qeerroo ont toutefois réussi à s’organiser sur le terrain et à lancer, le 12 mars, une opération de blocage des camions transportant de l’essence pour exiger la levée immédiate de l’état d’urgence.
Personne ne sait vraiment qui est derrière ce mouvement. « Ils agissent dans l’ombre », assure un jeune garçon à la coupe afro et au regard dur qui se dit qeerroo. « Personne ne veut s’exposer. Si tu dis que telle personne est le leader, elle risque d’être arrêtée. Voire pire », renchérit un second.
Si aucun dirigeant n’est donc identifié, un nom est souvent mentionné : celui de Jawar Mohammed, directeur exécutif d’Oromia Media Network (OMN), une chaîne de télévision interdite en Ethiopie dont le siège est aux Etats-Unis. Ce héraut controversé des Oromo est le premier à diffuser les appels des qeerroo sur Twitter et Facebook, où il a plus d’un million d’abonnés. Il ferait partie d’un « comité central » à la composition mystérieuse, selon un jeune Oromo qui se dit coordonnateur du mouvement dans la ville d’Adama. Ce comité donnerait des ordres depuis Addis-Abeba – et l’étranger, donc –, qui seraient ensuite évalués par d’autres têtes pensantes en région. L’information est difficilement vérifiable.
Sur le terrain, cette nébuleuse serait plus hiérarchisée qu’elle n’en a l’air, avec des chefs locaux par quartier et des jeunes chargés de diffuser l’information : textos, appels, porte-à-porte et bouche-à-oreille ont remplacé les réseaux virtuels. « La stratégie et les tactiques utilisées dépassent la capacité de contrôle du gouvernement », affirme Ipsa.
Agents du gouvernement
Cette jeunesse n’a plus peur de l’interdiction de manifester ou de faire grève en vigueur sous l’état d’urgence, d’où la crainte qu’elle devienne incontrôlable. « Ce n’est pas dans la philosophie des qeerroo de détruire, ils sont pacifiques », jure Alemnesh, 24 ans, une institutrice en formation à l’université de Jimma, à 350 km d’Addis-Abeba, dans la région Oromia. Elle aussi se considère qeerroo. Mais, « parmi eux, il y a des gens violents », admet son amie Aynalem. « Ceux qui font des dégâts – pneus brûlés, véhicules incendiés – ne sont pas de vrais qeerroo, ce sont des agents du gouvernement », accuse un étudiant. Certains jeunes au sein du mouvement seraient chargés d’identifier les fauteurs de trouble et de maintenir la paix, explique un autre étudiant, « pour ne pas mettre en péril leur cause ».
Poursuivez la lutte de manière non violente, avait conseillé en substance l’opposant Bekele Gerba dans un discours au stade d’Adama le soir de sa libération, le 13 février, devant une foule en liesse majoritairement composée de ces jeunes. Il les avait également invités à respecter toutes les autres communautés, compte tenu de récentes tensions en Ethiopie. D’aucuns craignent en effet des attaques sur la base de l’appartenance communautaire, notamment à l’encontre des Tigréens, qui représentent 6 % de la population mais sont accusés par les manifestants de détenir tous les leviers du pouvoir.
Dans le centre-ville de Jimma, Hassein Hussein, presque 50 ans, semble préoccupé. « Ces jours-ci, on parle aux jeunes de paix vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dit-il. Le gouvernement promet des changements. Il leur faut patienter. » Au moins jusqu’à la désignation du prochain premier ministre, dont l’identité devrait être dévoilée cette semaine et mettre fin à une crise politique majeure, ou l’amplifier davantage.
Sommaire de notre série « L’Ethiopie à cran »
Entre état d’urgence et signes d’ouverture, Le Monde Afrique prend le pouls d’un pays qui vit une période charnière.