« L’Enfant et le Maudit » : Nagabe, le mangaka qui fait cavalier seul
« L’Enfant et le Maudit » : Nagabe, le mangaka qui fait cavalier seul
Par Alexis Orsini
L’auteur revisite les contes occidentaux pour raconter la surprenante relation d’une petite fille et d’une créature aux longues cornes. Rencontre avec cet autodidacte féru d’animaux à l’occasion du Salon du livre de Paris.
Au cœur de la forêt, entre les grands arbres qui semblent tutoyer les cieux, une frêle silhouette blanche jure avec l’obscurité ambiante. Au premier abord, on pourrait croire que cette petite fille blonde se balade seule. Mais la jeune Sheeva est en réalité accompagnée de celui qu’elle surnomme affectueusement « Professeur », une créature cornue et noire comme la suie, qui se fond dans le décor.
Sheeva a pour interdiction formelle de toucher son protecteur, sous peine d’être « maudite », comme lui, et de se transformer en monstre. Pourquoi ces deux êtres cohabitent-ils alors que tout les oppose ? Le Professeur se résoudra-t-il à avouer à la petite fille qu’elle a été abandonnée et que sa tante, dont elle attend le retour, ne viendra jamais la chercher ?
En quelques planches d’une grande simplicité, servies par un style graphique épuré, volontairement avare en dialogues, Nagabe pose l’ambiance et les enjeux de L’Enfant et le Maudit.
« Mes personnages galopent librement »
« L’Enfant et le Maudit » est un manga au style graphique épuré. / NAGABE / MAG Garden
Le jeune auteur, 24 ans, de passage en France à l’occasion du Salon du livre de Paris et d’une tournée de dédicaces, admet volontiers que le mystère entourant ses deux héros l’oblige lui-même à naviguer à vue : « Avant de commencer L’Enfant et le Maudit, je m’étais fixé plusieurs idées, mais je ne m’y tiens pas toujours car les personnages évoluent à leur gré, avec une certaine liberté. »
Comme dans ce passage du premier volume, où le Professeur tente d’aider Sheeva, blessée, à marcher. Comment faire pour lui prêter main-forte sans la toucher ? Le maudit finit par lui tendre le manche de son parapluie, qui s’impose comme un substitut inattendu.
« Je n’avais pas du tout pensé à cette scène au début, mais c’est en commençant à dessiner le paysage que mes personnages se sont mis à faire ça. […] Sheeva et le Professeur sont très libres, ils sont comme des chevaux qui galopent dans une plaine : dans ma tête, ils galopent librement, et j’ai parfois du mal à les rattraper ! »
La métaphore animale s’impose naturellement dans l’esprit de Nagabe : son œuvre entière repose sur des créatures aux caractéristiques bestiales ou anthropomorphes. Son premier manga, Buchou wa Onee (inédit en France), raconte ainsi le quotidien d’un dragon-patron en costume cravate, respecté de ses pairs japonais. Ceux-ci ignorent toutefois qu’il passe ses soirées dans un bar en tant qu’hôtesse, aux côtés d’autres serveurs musclés vêtus de minijupes et perchés sur de haut talons… Nagabe était le premier à s’interroger sur le potentiel commercial du titre, comme il le confiait en 2017 au site Pixivision : « Vu que le héros est un dragon baraqué et travesti, je me suis demandé si ce type de manga marcherait bien dans un magazine [rires]. »
Un auteur repéré sur Twitter
Les dessins de Nagabe ont été repérés sur Internet par un éditeur, qui lui a fait une proposition. / ALEXIS ORSINI / « Le Monde »
Outre son style graphique singulier, Nagabe a en effet pour autre particularité d’avoir été repéré sur Internet, très jeune, par une maison d’édition, séduite par ses dessins amateur.
« J’avais l’habitude de poster des illustrations sur [la plate-forme de partage artistique] Pixiv comme sur Twitter quand j’étais encore étudiant à l’université. En deuxième année de fac, un éditeur a repéré mes dessins et m’a proposé de réaliser un manga à partir des illustrations que j’avais publiées. C’est ainsi que j’ai pu publier mon premier manga professionnel alors que j’étais encore étudiant. »
S’il envisageait de signer quelques mangas en tant qu’amateur, l’idée de devenir professionnel n’avait jusque-là jamais traversé l’esprit de ce passionné de dessin, qui a fait ses premières armes à l’enfance, en recopiant ses héros préférés. Au collège, il se met à inventer ses propres personnages. Et pas n’importe quel type : des kemonomimi, ces figures humaines emblématiques de la pop culture japonaise, reconnaissables à leurs caractéristiques animales plus ou moins marquées, comme des oreilles de chat ou une queue de chien.
Après avoir commencé à publier L’Enfant et le Maudit sous la forme d’un dôjinshi (un recueil de mangas amateurs), la sortie de Buchou Wa Onee l’amène à reconsidérer ses envies :
« Lorsque j’ai eu en main mon premier manga en volume relié, j’étais très content mais, en même temps, frustré, parce que je trouvais que la qualité n’était pas au rendez-vous, que je pouvais encore améliorer plein de choses… C’est seulement à ce moment-là que je me suis dit : “Pourquoi ne pas devenir un mangaka professionnel ?” »
« Je suis frustré de garder ces personnages séparés »
Pour « L’Enfant et le Maudit », Nagabe a dû apprendre à dessiner des paysages. / NAGABE / MAG Garden
Le défi est de taille, à plusieurs titres. D’abord parce qu’il devient ainsi le maillon d’une longue chaîne d’intermédiaires, alors qu’il travaillait jusque-là seul, sans pression extérieure. Ensuite parce que Nagabe se trouve obligé d’acquérir un attribut jusque-là manquant : la capacité à dessiner des décors.
Pour pallier cette lacune, il s’abreuve du maximum d’influences graphiques, dont les œuvres de l’illustratrice américaine Tasha Tudor, dont il s’inspire pour donner vie aux nombreux jardins et maisons qui parsèment le monde de L’Enfant et le Maudit. L’interdiction formelle de contact entre Sheeva et le Professeur complique aussi les choses :
« Quand vous dessinez deux personnages qui vivent ensemble et s’apprécient, on a vraiment envie qu’ils se touchent, qu’il y ait un contact entre les deux… Plus je dessine, plus je ressens de frustration à les montrer aussi détachés l’un de l’autre, alors que j’aimerais renforcer leurs liens ! »
Enfin, avec L’Enfant et le Maudit, le mangaka débutant doit non seulement apprendre à imaginer un scénario mais aussi à maintenir l’intérêt périodique de ses lecteurs à la parution de chaque nouveau chapitre. Une gageure quand on choisit de raconter le quotidien tranche-de-vie d’une petite fille et de son protecteur : « Pour moi, c’est très difficile de concevoir le scénario ! […] Depuis que je suis devenu mangaka professionnel, je passe mon temps à acheter les mangas d’autres auteurs pour voir comment faire pour garder les lecteurs en haleine, pour y trouver des astuces… »
Un manga « silencieux »
Une ambiance contemplative règne dans le manga « L’Enfant et le Maudit ». / NAGABE / MAG Garden
Sans surprise, le jeune artiste est aussi fin connaisseur des héros anthropomorphes européens, qu’il s’agisse des Moomins, ou des animaux mis en scène par le duo espagnol Juan Díaz Canales et Juanjo Guarnido dans la célèbre bane dessinée Blacksad, qu’il aime beaucoup. L’artiste, habitué à dessiner son manga avec des feutres standard, disponibles dans n’importe quelle supérette de quartier, accorde un soin particulier au style graphique inhabituel de L’Enfant et le Maudit, plus proche d’un album illustré que d’un manga.
Cette particularité joue pour beaucoup dans son ambiance souvent contemplative, mais jamais ennuyeuse, grâce à un rythme et un sens du rebondissement particulièrement maîtrisés. L’auteur s’essaye en outre à une forme de narration novatrice :
« J’essaye d’utiliser le moins possible d’onomatopées, parce que je veux que mon manga soit silencieux. Au-delà de son style graphique, c’est peut-être ça sa plus grosse différence [avec les autres mangas], sans compter le fait que je réalise tout moi-même, sans assistant. »
Dernièrement, Nagabe s’est notamment essayé à un nouvel exercice avec Daisy Mata Ashita, une histoire courte publiée dans un recueil (inédit en France) consacré aux histoires d’amour entre des humains et des non-humains. Il y raconte la relation improbable d’une petite fille handicapée, qui ne peut pas marcher, et d’un corbeau géant, pour montrer « comment deux être qui ne parlent pas la même langue peuvent communiquer leur affection de façon non verbale ».
Si sa carrière ne fait que commencer, Nagabe envisage-t-il un jour de réaliser un manga totalement dénué d’animaux ou de créatures de son invention ? « Jamais ! Il faut absolument qu’il y ait un animal dans mes mangas, parce que je les aime ! Et puis, on trouve déjà plein de mangas dont les héros sont des humains… […] Créer ces personnages, ça représente une forme de liberté pour moi. »