D’Haïti au Mali, la danse transgressive de Kettly Noël
D’Haïti au Mali, la danse transgressive de Kettly Noël
Par Pierre Lepidi
La chorégraphe, qui campait l’incontrôlable Zabou dans le film « Timbuktu », d’Abderrahmane Sissako, participera au débat sur le genre, lors de la troisième édition des Voix d’Orléans.
Kettly Noël , à la galerie Les Filles du Calvaire, à Paris, lors de sa performance « Panser les forêts », en juillet 2017. / CLAIRE NINI
Portrait. Zabou fait sourire, mais elle peut aussi inspirer la peur. Il y a en elle un subtil mélange de fragilité, d’inconscience, de force et de courage. Dans Timbuktu, le chef-d’œuvre du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako, qui a obtenu sept Césars en 2015, dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur, Kettly Noël interprète le rôle de Zabou, une petite femme mystérieuse au regard inquiétant et aux cheveux hirsutes. Comme elle est un peu disjonctée, on la laisse transgresser tous les interdits dictés par la charia. Alors elle fume, elle chante, se maquille, danse… Sorte de poétesse vaudoue, elle insulte même les djihadistes qui règnent sur Tombouctou, au centre du Mali, sans provoquer leur haine. « Connards ! » est le premier mot qu’elle prononce dans le film, et c’est en les regardant dans les yeux.
Kettly Noël est une actrice et une chorégraphe qui sera présente à la 3e édition des Voix d’Orléans, vendredi 6 avril, où elle participera au débat sur « le progrès du genre ». La danseuse est une énergie brute, une force vivante. Mais derrière ce caractère insoumis apparaît aussi une grande sensibilité. « Comme Zabou, Kettly est une femme de défi qui ne se laisse pas enfermer, assure Abderrahmane Sissako. Elle est libre, mais fissurée. C’est un cri. »
Attirance magnétique pour le Mali
Kettly Noël est née en Haïti il y a cinquante-deux ans. Elle a grandi sur ce « bout d’Afrique » des Caraïbes, la première République noire libre de l’Histoire. C’était en 1804, et c’est toujours une fierté dans ce pays où la population d’ascendance vient très largement des côtes africaines, et notamment de l’ancien port négrier de Ouidah, au Bénin (ex-Dahomey). A fond de cale, les anciens esclaves ont été déportés avec leur culture, leurs rites vaudous et évidemment leurs danses.
Le lien est fort avec l’Afrique. « Que ce soit au carnaval, pendant la fête de l’indépendance ou lors de divers événements sportifs ou religieux, j’ai toujours dansé, se souvient l’actrice. La danse est en moi. » La volcanique Kettly Noël est une touche-à-tout, véritable boulimique d’échanges et de rencontres. Elle débarque à Paris au début des années 1990 et papillonne entre la musique, la danse et le théâtre. Elle lit beaucoup et se découvre grâce à Amkoullel, l’enfant peul, d’Amadou Hampâté Bâ (Babel, 1992), une attirance magnétique pour le Mali. A la Maison des cultures du monde, elle présente en 1995 Nanlakou, une première pièce chorégraphique où elle interroge ses racines haïtiennes. Elle se fond dans les rythmes. Quelques mois plus tard, elle croise Angélique Kidjo et, entre l’Haïtienne et la Béninoise, la danseuse et la chanteuse, les liens deviennent naturels et spontanés. Kettly Noël fera la chorégraphie du clip d’Agolo, un tube de la diva africaine.
« Il était écrit que j’allais découvrir l’Afrique en commençant par vivre au Bénin », raconte la danseuse. A Cotonou, où elle suit son mari qui a été muté, Kettly Noël est à l’origine d’un travail de formation à la danse avec des jeunes issus des quartiers de la capitale économique. Sur place, tout ressemble à Haïti. « Mais quatre ans plus tard, c’est le Mali qui m’appelle, se souvient Kettly Noël. Je suis ma route. » Toujours en famille, elle ne s’installe pas à Tombouctou mais à Bamako, où elle crée une structure de danse, Donko Seko, et un festival Dense Bamako Danse, qui rassemble plusieurs compagnies d’Afrique de l’Ouest chaque année. Elle encadre aussi un groupe d’enfants des rues et parvient à réinsérer certains gamins. A tous, elle redonne l’envie d’y croire, de se battre, de vivre. Avec l’acharnement d’une Zabou, elle porte ses projets à bout de bras.
Coq sur l’épaule
Sa carrière de danseuse décolle en 2002. Avec le spectacle Tichèlbè, qui traite de la condition féminine, Kettly Noël devient lauréate des Rencontres chorégraphiques d’Afrique et d’océan Indien à Madagascar avant de gagner l’année suivante le prix RFI Danse. « Kettly est une bête de scène, assure Sophie Renaud, directrice de l’Institut français de Tunisie, qui a suivi l’ascension de la danseuse lorsqu’elle dirigeait le programme Afrique en créations. Elle dégage une force qui mêle une puissance animale et une fragilité incroyable… Elle a une danse qui peut être proche de la transe et qui est liée à ses racines haïtiennes. C’est très expulsif, parfois chaotique. » En 2004, Kettly Noël crée Errance, un solo interprété dans un décor glacial. Trois ans plus tard, elle propose Correspondances, un duo avec la Sud-Africaine Nelisiwe Xaba.
Kettly Noël vit aujourd’hui entre Paris, Bamako et Port-au-Prince. « Elle fait partie de ceux ou celles qui ont dépassé le concept de frontière et de drapeau, assure Abderrahmane Sissako. Pour elle, les distances n’existent pas. Kettly faisait parfois deux jours de voiture pour se rendre sur le tournage du film à Oualata [dans le sud-est de la Mauritanie]. Elle est généreuse, partante pour tout. » Zabou existe, et elle est pareille. Originaire d’un petit village malien où elle a été mariée à l’âge de 13 ans, Zeynaba Arounhenna Maïga (alias Zabou) a été danseuse au Crazy Horse, et a fréquenté le gratin parisien dans les années 1970. Après une vie cabossée, elle est rentrée au Mali, ruinée et traumatisée. En 2012, lorsque sa ville de Gao est tombée sous la coupe des islamistes d’Ansar Eddine, puis du Mujao, Zabou a continué à vivre sa vie, protégée par son grain de folie.
Elle arpenterait encore les rues poussiéreuses de sa ville avec des airs de femme du monde et un coq sur l’épaule. « Même s’il a fallu adapter le personnage en y ajoutant une touche haïtienne dans le film, nous avons de nombreux points communs, assure Kettly Noël. Zabou est un ovni, un brin mythomane, et on me considère parfois comme ça. Mais aurais-je eu son courage pour résister aux djihadistes comme elle l’a fait ? Elle a tout de même un sacré culot. »