« Kings » : Deniz Gamze Ergüven perdue dans un ghetto
« Kings » : Deniz Gamze Ergüven perdue dans un ghetto
Par Thomas Sotinel
La cinéaste s’essaie à la sitcom familiale dans l’environnement explosif de South Central.
Un moment, on croit retrouver ce qui faisait la force de Mustang, le premier long-métrage de Deniz Gamze Ergüven : un intérieur surpeuplé où se frottent, se caressent et se heurtent des êtres qui n’osent s’aventurer dans le monde. Mais Kings se situe loin des rivages de la mer Noire, où grandissaient les jeunes filles de Mustang. Le territoire sur lequel s’est aventurée la réalisatrice turque (désormais française, aussi) est l’un des plus périlleux qui s’offre aux cinéastes qui ne sont pas nés dans la communauté afro-américaine. On est à South Central, ghetto de Los Angeles, en 1992, dans les jours qui précèdent le verdict dans le procès des policiers qui ont torturé l’automobiliste afro-américain Rodney King. Et malgré la bravoure de l’auteure, il n’est guère de piège que tend cet environnement explosif dans lequel elle ne tombe.
L’intérieur, c’est l’appartement de Millie (Halle Berry). C’est une femme merveilleuse : elle a recueilli une demi-douzaine d’enfants (orphelins, fils ou filles de détenus, de toxicomanes…), et, pour nourrir tout ce monde, fait cuire des gâteaux qu’elle livre dans le quartier. Les aînés sont adolescents, les petits parlent à peine. C’est donc en campant ce décor que la réalisatrice entretient, un temps, l’espoir du spectateur. Halle Berry joue une femme toujours sur le point d’être débordée (par ses ouailles, l’administration, le temps qui passe), et, dans le petit espace où vit la fratrie improvisée, on devine les dynamiques qui unissent ou divisent les enfants.
Le projet de Deniz Gamze Ergüven n’est pas de faire de ce microcosme l’image du monde qui bouillonne à l’extérieur, mais plutôt d’organiser l’affrontement entre ces deux univers. C’est ce mouvement qui défait le film.
Ruptures de ton
Au tout début de Kings, elle choisit de mettre en scène la mort de Latasha Harlins, survenue au printemps 1991. L’adolescente afro-américaine fut tuée d’une balle dans la tête par une boutiquière née en Corée, qui accusait la jeune fille d’avoir volé une brique de jus d’orange. La tireuse fut condamnée à une amende et à des travaux d’intérêt général. Comment faire tenir dans le même espace l’espèce de sitcom familiale qu’esquisse la réalisatrice au début de son film et la tragédie qui gronde, des mois durant, avant d’exploser, à partir du 29 avril 1992, date de l’acquittement des policiers qui avaient passé à tabac Rodney King ?
La tâche était surhumaine. Deniz Gamze Ergüven ne l’a pas allégée en introduisant dans son récit un personnage et des ruptures de ton qui finissent par empêcher de le prendre tout à fait au sérieux. Le personnage, c’est celui d’Obie (Daniel Craig), un écrivain qui se définit comme le seul Blanc du quartier. Peut-être est-il venu à South Central pour nourrir son inspiration – à moins que les loyers du reste de la métropole ne l’aient contraint à ce choix. Le scénario n’en dira rien, pas plus que ce qui conduit Millie à se comporter comme une dame patronnesse du ghetto, incapable de résister aux attraits d’un cas social.
Virage burlesque
Ces zones d’ombre du scénario ne laissent qu’une explication plausible à l’idylle qui se noue entre Millie et Obie : pour ses débuts à Hollywood (enfin, dans les alentours), on ne peut gâcher le concours de deux têtes d’affiche. Peut-être parce que Deniz Gamze Ergüven est consciente de l’incongruité de la situation (on parle d’un épisode de guerre civile, qui a conduit à la destruction du cadre de vie de dizaines de milliers de personnes, et le film s’en sert pour esquisser une comédie romantique entre Catwoman et 007), Kings prend alors un virage burlesque, le long d’une séquence qui voit les deux vedettes enchaînées à un lampadaire par un policier, et leur libération grâce aux performances athlétiques de la star masculine, qui, pour arriver à ses fins, a besoin de débarrasser sa collègue de son pantalon.
Le geste est audacieux, mais on se souviendra surtout de son effet destructeur. Ce qu’il y a de convaincant dans Kings (entre autres le personnage de Nicole, que joue Rachel Hilson, adolescente en voie d’autodestruction) est comme effacé par les dérapages qui font sortir le film du chemin que semblait s’être assigné la réalisatrice.
KINGS Bande Annonce VOST
Durée : 02:06
Film français et chinois de Deniz Gamze Ergüven. Avec Halle Berry, Daniel Craig, Lamar Johnson, Rachel Hilson (1 h 31). Sur le Web : www.advitamdistribution.com/films/kings