« Le concept de “Smart City” n’est plus opérant »
« Le concept de “Smart City” n’est plus opérant »
A l’occasion de la publication de l’étude Audacities par l’Iddri et la FING, deux de ses auteurs constatent que les villes numériques se construisent sans plan directeur. Ils appellent les collectivités à regagner une capacité à gouverner et à organiser l’action des multiples acteurs qui innovent sur leur territoire.
La mobilité est un des secteurs urbains les plus bousculés par le numérique. Sur différents chaînons (taxi, calcul d’itinéraire, billettique, covoiturage, autopartage, mobilité autonome, vélo en libre-service…), de nombreux acteurs développent des offres principalement en marge des services publics de transport. Ici Gobee bike, un service de vélo en libre service qui vient concurrencer l’offre de la Ville de Paris, Vélib’. / CHARLES PLATIAU / REUTERS
La ville numérique « réelle » est loin de l’imaginaire de la ville « smart », intelligente. Le numérique transforme profondément la vie des citadins et le fonctionnement de certains services, le plus souvent en dehors de toute stratégie de la part des pouvoirs publics. C’est le constat que dressent Mathieu Saujot, directeur du programme transitions numériques et écologiques à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) et Thierry Marcou, directeur du programme sujets urbains à la Fondation Internet nouvelle génération (FING), dans une étude Audacities publiée mercredi 25 avril. Ils reviennent sur les risques mais aussi sur les avantages que provoquent le foisonnement et la profusion d’innovations numériques dans la ville et sur les questions de gouvernance que cela pose.
Comment la ville numérique se construit-elle aujourd’hui ? La Smart City rêvée, celle d’une ville optimisée à partir de données numériques de manière centralisée, devient-elle une réalité ?
Thierry Marcou : Le modèle de la Smart City véhiculé à l’origine n’est plus opérant. Preuve en est, un de ses plus ardents promoteurs qu’était IBM a totalement abandonné ce concept dans sa communication. Les grandes plates-formes cent pour cent numériques, ces « pure players » que l’on a vus arriver, n’ont pas vraiment cherché à s’inscrire dans cet objectif d’une optimisation, d’une fluidification de tous les flux physiques et numériques. En fait, leur posture, leurs choix stratégiques suscitent plutôt irritations, si ce n’est problèmes.
Mathieu Saujot : La ville numérique « réelle » n’est ni centralisée ni pilotée. Elle se déploie sans plan directeur. Grandes plates-formes, start-up, initiatives citoyennes ont investi la ville de manière autonome. Les services numériques qu’offrent ces acteurs se superposent et cherchent chacun à la transformer. Nombreux sont ceux qui ont des impacts sur les domaines traditionnellement réservés à l’action publique, à l’instar d’Uber, sur les transports, ou d’Airbnb, sur le logement.
Tous les secteurs urbains sont-ils affectés ?
Mathieu Saujot : Contrairement à ce que la caisse de résonance médiatique accompagnant l’innovation numérique laisse croire, la déstabilisation par le numérique n’est pas toujours avérée et peut prendre différentes formes. Elle est très variable selon les secteurs.
Le domaine des transports et de la mobilité est de toute évidence le plus affecté. Sur différents chaînons de la mobilité (taxi, calcul d’itinéraire, billettique, covoiturage, autopartage, mobilité autonome, vélo en libre-service…), de nombreux acteurs développent des offres principalement en marge des services publics de transport. A l’inverse, la déstabilisation demeure pour l’instant faible dans le domaine de la participation citoyenne. Et ce malgré un discours politique et médiatique promettant de « hacker la démocratie ». Les structures de la civic-tech ont plutôt choisi une posture de coopération avec les institutions publiques plutôt qu’une posture d’interpellation ou de « contre-démocratie ».
Les collectivités, les acteurs urbains traditionnels ne risquent-ils pas de se retrouver dépassés ?
Mathieu Saujot : La déstabilisation provoquée par le numérique porte en elle des risques mais aussi des opportunités. L’arrivée d’Airbnb dans des zones où le marché du logement est tendu complique de toute évidence l’application des politiques publiques locales. Les tensions ne sont toutefois pas nécessairement négatives, car elles peuvent générer une réaction des acteurs traditionnels et les amener à réfléchir à de nouveaux outils pour renforcer les politiques publiques.
Google a ainsi poussé l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) à évoluer et à ouvrir son Géoportail dès 2006. Et, en 2014, l’Institut a créé l’IGNFab, dans le but de stimuler et d’accompagner la réutilisation de ses données et d’inciter les start-up à utiliser ses services géographiques plutôt que ceux de Google, dont la facilité d’usage séduit facilement.
Dans le domaine de la mesure de la qualité de l’air, on voit se multiplier les innovations, associant nouveaux microcapteurs et mise à contribution des habitants et de leur smartphone. Le développement d’applications telles Ambiciti ou Plume, parfois plus adaptées aux besoins locaux, a commencé par irriter les associations de surveillance de la qualité de l’air, car cela conduit à diffuser une autre mesure de la pollution qui ne se base pas sur les mêmes exigences scientifiques. Certaines commencent cependant à s’adapter à la nouvelle donne. L’observatoire de l’air Auvergne-Rhône-Alpes a développé le projet Mobicit’air afin de tester des microcapteurs et leur fiabilité, de comprendre les enjeux de la mesure citoyenne et son potentiel pour le changement de comportement et, éventuellement, d’enrichir les données de leurs réseaux fixes. AirParif a quant à lui lancé en 2017 l’Airlab, une structure regroupant grandes entreprises, start-up, instituts de recherche, collectivités, citoyens, et destinée à expérimenter et à faire émerger des solutions permettant d’améliorer la qualité de l’air.
Dans le contexte nouveau de profusion de données il est nécessaire pour la collectivité de jouer un rôle d’organisateur et de médiateur, et de donner un sens à l’innovation.
Comment les collectivités peuvent-elles reprendre la main, donner une cohérence à ce foisonnement d’innovations ?
Thierry Marcou : Les pouvoirs publics commencent à inventer leurs modèles de ville numérique et cherchent à regagner une capacité à gouverner, c’est-à-dire à organiser l’action de la pluralité d’acteurs publics et privés qui innovent sur leur territoire. La clé pour eux est de trouver la bonne distance pour agir sur l’innovation, la soutenir, la favoriser sans l’asphyxier. Il leur faut ouvrir un espace de négociation avec les acteurs innovants. Innovation et gouvernance sont en fait beaucoup plus liées qu’on ne le croit habituellement.
Mathieu Saujot : L’initiative prise par la région Ile-de-France d’intégrer les offres de covoiturage des différentes start-up présentes sur son territoire dans l’application d’Ile-de-France Mobilité (Vianavigo) est un premier pas intéressant. L’objectif est d’évoluer vers un principe de « mobilité en tant que service ». Intégrer ainsi les innovations du covoiturage pousse les autorités organisatrices de la mobilité à repenser la notion de service public et les amène à jouer un rôle d’animateur, d’agrégateur.
Vous appelez cependant à sortir cette innovation urbaine foisonnante d’une certaine uniformité…
Thierry Marcou : Les dispositifs d’accompagnement et de financement de l’innovation qui sont déployés visent à soutenir presque exclusivement le modèle d’innovation start-up. On assiste à une « hackathonite » aiguë dans toutes les grandes collectivités. La solution est le plus souvent dans les mains de la start-up et de son écosystème, la plupart du temps basée sur l’usage de données, y compris personnelles, échangées contre un service, une promesse de personnalisation, et parfois de la publicité. Or, tous les projets n’ont pourtant pas vocation à se transformer en services commerciaux ni à devenir des services. A ne promouvoir que la start-up, le risque est de laisser de côté toute forme d’innovation qui n’entre pas dans cette case. Il y a d’autres modèles à promouvoir, relevant notamment de l’économie sociale et solidaire. Par exemple, Coopcycle est une coopérative de livreurs qui repose sur un autre modèle économique que Deliveroo ou Foodora, dont les livreurs sont payés à la tâche.
Le numérique a-t-il renouvelé la place du citoyen dans la ville ? La ville devient-elle plus participative, collaborative ?
Thierry Marcou : La grande promesse était qu’Internet et le numérique soient des « vecteurs d’empowerment », c’est-à-dire donnent de nouveaux moyens de faire entendre sa voix, d’agir, de s’organiser entre citoyens. Or, force est de constater que le citoyen, en tant que partie prenante, reste encore largement invisible, absent. C’est beaucoup plus souvent l’usager et le consommateur qui sont sollicités que le citoyen. Et les démarches participatives par le numérique, notamment sur les projets urbains, sont souvent mises en œuvre avec un investissement limité. Les collectivités et les acteurs urbains ont un rôle à jouer pour rendre aux citoyens la capacité d’agir avec et sur le numérique.
Mathieu Saujot : Le numérique offre des outils pour impliquer un plus grand nombre de citoyens, pour développer des démarches participatives, mais ce n’est pas un outil miracle. Ce n’est pas parce que l’on met en place une plate-forme numérique que l’on aura beaucoup plus de participation. Le numérique ne donnera des résultats que si les décideurs s’en saisissent pour réellement laisser une place au citoyen dans la prise de décision, que s’ils cherchent à réellement coproduire les solutions en ouvrant la réflexion aux idées citoyennes. Le citoyen doit pouvoir se dire que sa participation va avoir un vrai impact sur la décision.