Sous le vernis du rêve américain
Sous le vernis du rêve américain
Par Roxana Azimi
« Happy Valley », Pennsylvanie. Son campus, son stade de foot géant, ses tartes aux pommes… Mais aussi ses affaires de viol, ses habitants en forme de caricatures et ses minorités invisibles. La photographe Eva O’Leary a traqué les anomalies visuelles de cette ville moyenne apparemment proprette.
« Monument Climb », 2015. / Eva O'Leary
Il est des endroits dont le surnom résonne comme un manifeste. C’est le cas de « Happy Valley » (« la vallée heureuse »), alias State College, petit coin de Pennsylvanie connu pour son immense campus et son stade de foot géant de 100 000 places. Un petit bout de rêve américain. Une ville moyenne proprette, comme l’Amérique en compte tant. La photographe Eva O’Leary, 28 ans, a grandi là. Mais elle a voulu dépasser les images d’Epinal des tartes aux pommes et des pom-pom girls, ainsi que les statistiques dont se gargarisent State College sur son site Internet : l’un des plus petits taux de stress dans une métropole américaine, la septième ville la plus sûre aux États-Unis…
Nul besoin de gratter trop pour percevoir l’envers d’un décor moins happy, dont le vernis s’est écaillé au fil des scandales. En 2012, l’assistant de l’entraîneur du club de foot local fut condamné pour le viol de plusieurs mineurs. Quantité d’agressions sexuelles ont aussi été déclarées sur le campus. Rien n’est donc aussi idyllique qu’on le croit. Pour Eva O’Leary, les idéaux promus ne sont pas seulement creux, ils sont dangereux. « La normalité que promeut ce type d’endroit est toxique. »
Bras d’honneur au bon goût
Elle a commencé sa série « Happy Valley » en 2014. « Dans ce prototype de la petite ville tranquille, on voit les problèmes et symptômes de l’Amérique d’aujourd’hui : la violence, la culture de la beuverie, la pression pour rentrer dans le moule et dans le rang, pour gommer son identité, une conception unilatérale, monolithique de la question du genre. Et cela peut traumatiser des gens pendant des années. » Ou en faire des caricatures, comme ce jeune homme littéralement too much : muscles trop saillants, bronzage trop orangé, yeux trop verts. La critique de la masculinité outrancière, on la retrouve aussi sur ce cliché de jeunes sportifs en sueur, le bras levé. Une photo qui n’est pas sans rappeler les rassemblements des organisations de jeunesse dans les régimes totalitaires.
Et puis il y a les anomalies, les bras d’honneur au bon goût, les petites déviations. Eva O’Leary a traqué sur les comptes Instagram et les posts Facebook des images de jeunes vivant dans des petites villes supposées exemplaires de la Côte est. « C’étaient des images dingues, plutôt effrayantes », raconte-t-elle. Elle décide de reconstituer ces scènes étranges, kitsch ou inquiétantes : un bébé hurlant posé sur un miroir ; une part de génoise glacée d’un portrait ; deux gosses tatoués au regard impavide, l’un obèse, l’autre maigrichon debout sur une plage ; une jeune fille dont seule une moitié du visage est maquillée. Autre détail frappant : pas un seul Noir, aucune minorité visible dans ces clichés d’une Amérique qui lave plus blanc que blanc.
Le 33e Festival international de mode et photographie à Hyères, présidé cette année par Haider Ackermann
et Bettina Rheims, se tient du 26 au 30 avril 2018. villanoailles-hyeres.com