En Alabama, un mémorial rappelle les heures sombres du lynchage des noirs
En Alabama, un mémorial rappelle les heures sombres du lynchage des noirs
Par Stéphanie Le Bars (Washington, correspondance)
Le lieu situé à Montgomery rappelle qu’entre 1870 et 1950 près de 4400 afro-américains furent pendus sous des prétextes de toutes sortes.
Des visiteurs dans le mémorial pour la paix et la justice à Montgomery, en Alabama, le 26 avril 2018. / Albert Cesare / AP
Une des pages les plus sombres de l’histoire des Etats-Unis peut désormais se lire à ciel ouvert, dans l’Alabama. Un monument en mémoire des Noirs lynchés dans le pays entre 1870 et 1950 vient d’ouvrir à Montgomery, carrefour douloureux où, au fil des décennies, se sont croisés le pire de la ségrégation et les faits d’armes de la lutte pour les droits des Afro-américains.
Ce lieu de mémoire est le premier du genre aux Etats-Unis, toujours en proie aux débats sur l’esclavage, les discriminations raciales et la survivance du suprématisme blanc. Inspiré du Mémorial de l’Holocauste, à Berlin, le Mémorial pour la paix et la justice déploie 800 stèles d’acier de couleur sombre, dans des nuances de tons évoquant la couleur de peau des victimes. Chacune, gravé d’un nom et d’un lieu, est accrochée au plafond, comme un pendu se balançant au bout d’une corde.
Affronter ce morbide passé
À l’extérieur de ce sinistre déambulatoire, autant de stèles sont couchées dans l’herbe, cimetière de classiques pierres tombales. Chacune d’elles représente un des comtés où l’un de ces crimes a été commis. Equal justice initiative, l’association de défense des droits à l’origine du projet, espère que les villes concernées viendront bientôt s’en emparer pour créer à leur tour un lieu de mémoire local. Le succès ou non de cette proposition permettra d’identifier les communautés soucieuses d’affronter ce morbide passé... et les autres, assure l’organisation.
Comme dans un dialogue symbolique entre le Mémorial national et le reste du pays, une autre exposition présente plusieurs centaines de bocaux emplis de la terre des lieux où les victimes furent pendues, brûlées, lapidées, poignardées, découpées parfois. Un camaïeu d’ocres et de marrons, sur lequel, là encore, figurent une date et un nom.
D’une phrase, un destin tragique est résumé : David Walker, sa femme et leurs quatre enfants lynchés à Hickman, Kentucky, en 1908, après que M. Walker eut été accusé d’avoir utilisé un langage inapproprié envers une femme blanche ; Fred Rochelle, 16 ans, brûlé vif en public devant des milliers de personnes, en Floride, en 1901 ; Parks Banks, lynché dans le Mississippi en 1921 pour avoir détenu la photographie d’une femme blanche. Les « crimes » qui sont imputés aux victimes donnent la dimension de l’arbitraire et de la rage de l’époque. L’un des accusés aurait « bu dans le puits d’un Blanc », un autre aurait « pris un manteau dans un hôtel » ; d’autres encore auraient « marché derrière la femme d’un employeur blanc », « protesté contre des salaires trop bas » ou refusé de « céder ses terres à des Blancs ».
Un régime de ségrégation sans limites
La majeure partie des quelque 4 400 cas de lynchages ou exécutions sommaires minutieusement répertoriés ont eu lieu dans les Etats du sud, où prédominait l’esclavage jusqu’à son abolition en décembre 1865. Mais les recherches effectuées depuis 2010 par le créateur du Mémorial, Bryan Stevenson, un avocat afro-américain spécialisé dans la défense des détenus injustement accusés, montrent aussi des crimes commis plus au nord du pays, au total dans une vingtaine d’Etats. Le rappel que la violence meurtrière et raciste permise par des institutions complices et un régime de ségrégation légalement organisé [les lois Jim Crow], n’avait guère de limites.
À l’extérieur du Mémorial, des statues d’esclaves de l’artiste Kwame Akoto-Bamfo, tout en douleur, complètent le triste tableau. Pour M. Stevenson, le lien avec l’esclavage, ancré dans les mentalités américaines durant des décennies, est naturel. « La raison pour laquelle personne ne s’est soucié de voir des milliers de Noirs pendus, noyés, battus, brûlés à mort sur la pelouse d’un tribunal, devant des milliers de spectateurs applaudissant, tient à cette idéologie de la suprématie blanche », a-t-il déclaré dans la presse. Un sentiment qui, ces derniers mois, a refait surface de manière spectaculaire à l’occasion de manifestations défendant l’héritage de la Confédération [l’alliance des Etats esclavagistes] et de ses symboles, drapeaux ou statues.
Un miroir tourmenté de l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui
Le jour de l’inauguration du Mémorial, jeudi 26 avril, des petits-enfants de victimes de lynchages ont témoigné à la radio et dans les journaux américains du traumatisme toujours à fleur de peau dans leurs familles. La terreur volontairement instillée par ces exécutions sommaires dans la population noire durant des décennies a provoqué l’exode de quelque six millions d’Afro-Américains des Etats du Sud vers les Etats du Nord, transformant la démographie de villes comme Chicago, Detroit ou New York. Un journal local, le Montgomery Advertiser, s’est aussi excusé pour sa couverture « honteuse » des violences envers les Afro-Américains entre les années 1870 et 1950, s’estimant « complice » de ces exactions restées impunies. Dans son éditorial, il a reconnu avoir « propagé une vision du monde ancré dans le racisme et le mythe révoltant de la supériorité raciale ».
Mais pour les créateurs du Mémorial et du musée adjacent, ce lieu ne constitue pas seulement une plongée douloureuse dans l’histoire du pays ; ancré dans le présent, il entend aussi dénoncer les discriminations raciales à l’œuvre dans le système judiciaire et policier américain. Comme le miroir tourmenté de l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui.