Cannes 2018 : « BlacKkKlansman », la colère de Spike Lee au service d’une histoire stupéfiante
Cannes 2018 : « BlacKkKlansman », la colère de Spike Lee au service d’une histoire stupéfiante
Par Jacques Mandelbaum
Le cinéaste porte à l’écran l’histoire vraie d’un policier afro-américain parvenu à infiltrer le Ku Klux Klan. L’un des films les plus attendus de la compétition.
Grosse chaleur lundi soir à la projection de BlacKkKlansman de Spike Lee, l’un des films les plus attendus de la compétition en même temps que le retour d’un cinéaste affectionné. Le film adapte un stupéfiant fait divers. Ce n’est un mystère pour personne que la réalité, en des points plus nombreux qu’on s’accorde à le reconnaître, dépasse la fiction. L’histoire de Ron Stallworth, rendue publique en 2006 aux Etats-Unis, est un exemple auquel on connaît peu d’équivalents, au point qu’on croît au premier abord avoir affaire à une très mauvaise blague.
Officier de police à Colorado Springs en 1978, et le premier dans son cas, ce jeune afro-américain ne tarde pas à infiltrer rien moins que les rangs du Ku Klux Klan, avenante institution américaine née en 1865 sur les décombres de la défaite sudiste, renaissant en dépit de ses interdictions incessamment de ses cendres depuis, s’assumant raciste, antisémite, criminelle, recourant au lynchage et prônant la suprématie blanche. Un livre de mémoires signé Stallworth (Black Klansman) consacre l’insigne exploit en 2014.
Hollywood, qui veille comme d’habitude aux intérêts de la légende, ne pouvait évidemment laisser à la réalité sa longueur d’avance et mit les bouchées doubles pour transformer le livre en film. Un scénario fut ainsi rapidement proposé à Jordan Peele, réalisateur prodige de Get Out, qui après avoir failli accepter se tourna, en participant à la production du film, vers un glorieux aîné de la cause noire aux Etats-Unis en la personne du sexagénaire mais toujours éruptif et vibrionnant Spike Lee.
Folle initiative
Bonne nouvelle : c’est l’assurance d’avoir un film qui prenne son sujet à bras-le-corps. La première vertu de BlacKkKlansman consiste, purement et simplement, à porter à l’écran l’histoire incroyable dont il s’inspire. Rude examen de passage du jeune Stallworth pour entrer dans la police. Passage rapide au service des renseignements. Folle initiative, alors qu’il découvre une petite annonce du Klan dans une feuille de chou locale, d’y répondre spontanément en donnant son propre nom, de se faire passer pour un sympathisant, et d’engager un processus d’adhésion.
Après coup, avec l’aval de sa hiérarchie, le truc consistera, nécessité faisant loi, à dédoubler Stallworth. Le vrai continue de gérer la relation par téléphone, tandis que son double – son collègue Flip Zimmerman qui se trouve par une belle ironie de l’histoire et peut-être pas par pur hasard être juif quant à lui – l’incarne sur le terrain, plombé s’il en est. John David Washington (fils de Denzel) et Adam Driver sont à la manœuvre pour faire vivre le tandem.
On voit d’ici le topo, et du même coup le risque auquel s’expose le metteur en scène, aussi rompu soit-il à ce type de défi. Soit un argument comique sur un sujet tragique. Ce serait mentir que de prétendre que Lee s’en sort aussi divinement qu’Ernst Lubitsch dans To be or not to be (1942). Mais il s’en sort sans conteste, quand bien même avec des hauts et des bas. Histoire de ne pas faire comme s’ils n’existaient pas, passons rapidement sur les bas. Une histoire amoureuse entre Stallworth et une jeune activiste noire qui ne tient pas vraiment la route. Un humour qui ne fait pas mouche à tout coup. Un manichéisme qu’encourage certes la réalité mais qu’il aurait fallu pour cette raison même modérer.
Niaque, percussion, colère, efficacité
Le film se recommande pour d’autres raisons. On les connaît d’autant mieux qu’elles sont l’apanage de Spike Lee. La niaque, la percussion, la colère, l’efficacité. L’attention portée à l’histoire, aux mots, aux idées. La conscience que cette histoire s’écrit en Amérique avec les moyens du cinéma. Ces moments de frontalité dont est coutumier son cinéma, où le film dérive vers la performance artistique, militante et expérimentale.
Le récit, par exemple, de ce vieil homme qui raconte à une assemblée de jeunes activistes noirs le lynchage de Jesse Washington, martyr de l’histoire afro-américaine froidement torturé et assassiné en 1916, monté en parallèle avec le discours suintant de David Duke, grand sorcier du Klan, à ses émules.
Ou encore cette séquence d’ouverture particulièrement enlevée dans laquelle l’acteur Alec Baldwin incarne un orateur sudiste éructant des insanités tandis que les images de Naissance d’une nation (1915), chef-d’œuvre inaugural et ouvertement raciste du cinéma américain et source avérée de la reconstitution du Klan, s’impriment sur son visage.
Baldwin, dont nul n’est censé ignorer qu’il imite férocement Donald Trump dans l’émission hebdomadaire « Saturday Night Live », ouvre enfin à l’effet de miroitement qui joue tout au long du film avec la situation actuelle du pays, qui consacre le regain du nationalisme le plus rance.
Dans un de ses raccords sauvages qu’il affectionne, Lee noue l’épilogue de son film avec des images documentaires du rassemblement de toutes les factions racistes et suprémacistes américaines à Charlottesville le 12 août 2017. Exsudant la haine et brandissant les armes, ce défilé a fait résonner des slogans qui sont aujourd’hui la honte des Etats-Unis, causant la mort d’une jeune femme, Heather Heyer, à laquelle le film est dédié.
Film américain de Spike Lee, avec John David Washington, Adam Driver, Laura Harrier, Topher Grace (2 h 08). Sortie le 22 août.