Goélette scientifique Tara, journal de bord n° 2 : les défis d’une navigation scientifique « propre »
Goélette scientifique Tara, journal de bord n° 2 : les défis d’une navigation scientifique « propre »
Par Patricia Jolly
Tara et « Le Monde » mettent le cap sur le Great Pacific Garbage Patch, la « soupe » de microplastiques du gyre du Pacifique nord.
Traversée du Pacifique Nord de Honolulu - Hawaï à Portland - Oregon à travers le Great Pacifique Garbage Patch.Maria Luiza Pedrotti, spécialiste du plastique à l'Observatoire Océanologique de Villefranche-sur-Mer, chief scientifique pour le leg Hawaii - Portland, et Melanie Billaud trient leurs échantillons. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
Au quatrième jour de mer, après le petit-déjeuner, Yohann Mucherie, magnanime capitaine, a offert à nos nez et à nos oreilles saturés quelques heures de félicité. Sous voiles uniquement, Tara a brièvement progressé au près serré, c’est-à-dire presque face au vent, donc au ralenti. « On n’avance pas et on n’est plus tout à fait sur la bonne route, mais on se rattrapera plus tard », a décidé le maître du bord.
De corvée de ménage, Justine « Juju » Jacquin, doctorante passionnée de biodégradation des plastiques mais en sous-régime depuis le départ pour cause de mal de mer persistant, a saisi l’occasion pour… passer l’aspirateur dans le carré et la coursive. Dopée par ces retrouvailles avec une navigation au naturel, elle se serait même collée à la lessive si la plongée en cale arrière - où lave-linge, sèche-linge et étendoir côtoient moteurs et vérins de pilote automatique - n’était contre-indiquée dans son état.
Notre collectif de treize âmes s’efforce d’observer une hygiène acceptable à défaut d’être rigoureuse, mais Tara n’est pas ce qu’on appelle un navire « propre ». Ses flancs arrondis en aluminium contiennent 40 000 litres de gazole pour alimenter les moteurs, sans l’assistance desquels cette étape Honolulu Portland, dominée par des vents contraires, durerait six semaines au lieu des trois prévues. « Tout est compromis », plaide Daniel Cron, le second. « Les instruments des chercheurs nécessitent l’utilisation d’un groupe électrogène ; et ils ne peuvent s’absenter indéfiniment de leur labo, il faut donc fixer un calendrier qui permet également d’organiser les rotations des équipages et qui serait impossible à respecter en ne navigant qu’à la voile. Nous devons aussi pouvoir pallier un éventuel problème technique ».
Traversée du Pacifique Nord de Honolulu - Hawaï à Portland - Oregon à travers le Great Pacifique Garbage Patch.Jour 4.Yohann Mucherie Capitaine et Jonathan Lancelot réparent une poulie dans l'atelier du bateau. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
Tara s’efforce d’être bonne élève dans d’autres domaines. Produite à partir d’eau de mer par un dessalinisateur et renouvelée à un rythme d’environ 250 litres par heure, sa réserve d’eau douce de 6 000 litres alimente les deux douches, l’évier de la cuisine et les douchettes utilisées par les scientifiques pour rincer leurs filets de prélèvement sur l’arrière-pont. Et l’on s’efforce de ne pas utiliser plus de 500 litres par jour au total. Pour la toilette, la vaisselle, le ménage et la lessive, on utilise des produits 100 % biodégradables. Et l’unique crème solaire tolérée à bord a été développée en partenariat avec une marque selon une formule qui n’a pas d’impact sur la vie aquatique.
La gastronomie n’est pas sacrifiée
Pour limiter les emballages et les déchets à bord, la cuisinière intendante, Sophie Bin, gère un stock de produits frais ou secs embarqués à Honolulu. Pour autant, cette Alsacienne de 33 ans, habituée des expéditions mer-montagne en Scandinavie et formée à la voile sur le Rhin entre France et Allemagne ne sacrifie pas la gastronomie. A partir de bidons de farine, sucre, noix, quinoa, semoule et müesli et de fruits et légumes, elle concocte salades, gâteaux et autres préparations maison et est intraitable sur le tri sélectif des quelques conserves et cannettes du bord.
Les scientifiques peuvent donc s’activer sans trop culpabiliser. Les rets du « Manta » - collecteur de surface de 60 cm de large, similaire à la raie éponyme et déployé deux fois une demi-heure chaque après-midi, livrent leur quota de microplastiques mais aussi d’insolites macrodéchets. Telle cette brosse à dents déplumée et délavée, colonisée par des algues et de petits crabes… Est-elle « tombée » d’un bateau ou issue d’un fleuve chinois charriant des monceaux de déchets ?
Traversée du Pacifique Nord de Honolulu - Hawaï à Portland - Oregon à travers le Great Pacifique Garbage Patch.Jour 4.Premiers déchets microplastiques récoltés en bordure de la zone de contamination au plastique du Pacifique Nord. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
Traversée du Pacifique Nord de Honolulu - Hawaï à Portland - Oregon à travers le Great Pacifique Garbage Patch.Jour 4.Premiers déchets macroplastiques récoltés en bordure de la zone de contamination au plastique du Pacifique Nord. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
Le photographe Samuel Bollendorff immortalise religieusement chaque étape de cette « pêche ». À l’évidence soucieux de se fondre dans le décor, il arbore une chemise hawaïenne à dominante rouge orangée et des « solaires » à monture jaune qui lui ôteraient toute crédibilité sur le plancher des vaches.
Abus de langage
En prévision de notre entrée prochaine dans le Great Pacific Garbage Patch, Maria Luiza Pedrotti, chercheuse en biologie marine au laboratoire océanographique de Villefanche-sur-mer (Alpes-maritimes) et cheffe de mission scientifique sur cette étape, s’autorise une mise au point. « Appeler cette zone “continent” ou même “île” de plastique est un abus de langage », dit-elle. « Pour ma part, j’attends de la voir pour lui donner un nom plus approprié ».
Étendu comme six fois la France selon les dernières observations, le GPGP recèle encore nombre de secrets. On le sait cependant essentiellement composé de microplastiques d’une taille inférieure à celle d’un grain de riz. Estimés au nombre d’environ 1,8 trillion de pièces flottant à la surface, ils sont à peine visibles à l’œil nu et ne forment pas une masse continue. Mais le GPGP est aussi un piège à macrodéchets ; ils représentent la plus grande partie de sa masse totale estimée à 80 000 tonnes.
Traversée du Pacifique Nord de Honolulu - Hawaï à Portland - Oregon à travers le Great Pacifique Garbage Patch. Jour 4. Francois Thil et Nils Haentjens mettent le filet Manta à l'eau, permettant de filtrer des microplastiques jusqu'à 330 microns à la surface de l'eau. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
Traversée du Pacifique Nord de Honolulu - Hawaï à Portland - Oregon à travers le Great Pacifique Garbage Patch.Jour 4.Melanie Billaud trie ses échantillons. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE