Quelle place pour la tapisserie dans les arts plastiques ?
Quelle place pour la tapisserie dans les arts plastiques ?
Par Florence Evin
Une exposition du Mobilier national aux Gobelins évoque cent ans de création de chefs-d’œuvre en laine tissée, sous le regard du philosophe Yves Michaud.
« Primavera » (1934), de Leonetto Cappiello, tapisserie, Manufacture des Gobelins. / MOBILIER NATIONAL, ISABELLE BIDEAU
La tapisserie a-t-elle toujours sa place dans les arts plastiques ? Le philosophe et critique d’art Yves Michaud en est convaincu. Invité par le Mobilier national, aux Gobelins, à poser son regard sur l’histoire des manufactures dans le cadre de l’exposition Au fil du siècle, chefs-d’œuvre de la tapisserie 1918-2018, l’ancien directeur de l’Ecole des beaux-arts le dit sans ambages : « Ce qui m’intéresse, c’est le retour d’intérêt pour les arts mineurs. A l’heure du multimédia, pourquoi ne pas faire de la tapisserie ? Tant qu’il y a eu de grandes expositions internationales, servant une politique de prestige, les manufactures ont fonctionné. Aujourd’hui avec les vidéos et les installations lumineuses, comment réussir le tournant de la tapisserie vers l’art contemporain, avec les contraintes techniques et économiques ?, interroge-t-il. Sa réponse claque : « Il faut prendre des risques ». Et se démarquer de la tentation du choix officiel visant les artistes consacrés, pour se tourner vers des projets originaux.
La lecture d’un siècle de production de tapisseries et de tapis, en 80 pièces, sorties des réserves du Mobilier national aux Gobelins, est sur ce point parlante. Durant l’âge d’or de la tapisserie, les XVIIe et XVIIIe siècles, les rois convoyaient, d’un château à l’autre, leurs galeries de laine tissée, de multiples tentures, de cinq à dix tapisseries, roulées dans des chariots ; une production lente et coûteuse (une année de travail par pièce) réalisée sur des métiers de haute et basse lisse par des artisans d’élite, que s’arrachaient les cours européennes. Ces commandes à la gloire du souverain évoquaient les grands mythes de l’Antiquité.
« Une lecture du siècle »
Après la Révolution française, il en est tout autre. C’est de l’actualité nationale dont il sera question, des guerres, des colonies, des avancées techniques, puis du Front populaire en 1936 avec l’arrivée des congés payés et du corps en liberté, dans un esprit « pompier », comme le démontre l’exposition. Si le résultat est très kitch, le savoir faire ancestral des lissiers impressionne par la perfection du rendu, le dégradé des couleurs, la minutie du tissage pour être au plus près du modèle, ou « carton », fourni par l’artiste.
Une tapisserie signée Jean Lurçat. / MOBILIER NATIONAL, ISABELLE BIDEAU
« La tapisserie comme mémoire, résume Christiane Naffah-Bayle, commissaire générale de l’exposition. C’est une lecture du siècle, dans l’atmosphère des évènements dramatiques ou positifs, au travers des commandes des régions et villes de France. Ces pièces mal aimées, rarement empruntées – par l’administration –, peu exposées, ne correspondent pas au goût contemporain. Après 1950, la tapisserie, membrane sensible qui prend toutes les pulsations du siècle, c’est fini ». Le renouveau est signé Lurçat, qui casse les codes, supprime le cadre, impose ses couleurs à la nuance près, dans ses allégories à l’homme nouveau et à la Nature. Une section de l’exposition, réservée aux commandes nazies de Goering, donne la mesure de la résistance des ouvriers qui ne finiront jamais les pièces restées sur le métier.
Vibration de la souffrance
A l’étage de la Galerie des Gobelins, la page est tournée, c’est d’un tout autre monde dont il s’agit. Les stars de l’art moderne sont là, leurs œuvres tissées en plus petit format : Matisse, Picasso, Dufy, Léger, Derain, Masson, Le Corbusier, Sonia Delaunay. Pas vraiment convaincant. Le tissage perd en dynamique sur l’œuvre peinte. A l’inverse , il n’en est rien avec les maîtres de « l’abstraction géométrique ou cinétique, plus facilement transposables et avec plus de réussite », comme le souligne Yves Michaud. Hartung et ses courbes noires griffant d’un seul geste la laine blanche, Zao Wou-Ki et ses calligraphies mouvantes sur un tapis couleur pêche, Schöffer et ses fils de plastique filtrant la lumière.
« Sainte Sébastienne » (1995-1997), de Louise Bourgeois, tapisserie, Manufacture des Gobelins. / MOBILIER NATIONAL, ISABELLE BIDEAU
En point d’orgue, l’ombre d’une femme sans tête, aux courbes généreuses, criblée de flèches noires, la Sainte Sébastienne, de Louise Bourgeois, dans laquelle le tissage des Gobelins (1995-1997) rend la vibration de la souffrance. Même effet dans la vigueur des couleurs, comme juste posées au pinceau, d’Alain Séchas, pour Une carte du Japon, tissée en 2012-2018, aux Gobelins.
« Depuis la période post-moderne, qui commence dans les années 1980-1990, souligne Yves Michaud, la hiérarchie des arts s’est affaiblie avant d’être battue en brèche. Les avant-gardes se sont éteintes. Les compartiments étanches des pratiques se sont défaits (…) Ce qui ouvre de nouveaux champs d’exploration aux artistes ». Le Mobilier national est face à ces défis.
« Au fil du siècle, chefs-d’œuvre de la tapisserie 1918-2018 », jusqu’au 23 septembre, Galerie des Gobelins, 42, avenue des Gobelins, Paris 13e. Tous les jours sauf le lundi, de 11 heures à 18 heures. De 6 € à 8 €. Accès gratuit le dimanche 2 septembre. mobiliernational.culture.gouv.fr