Trois questions à Dieter Rucht, sociologue
Trois questions à Dieter Rucht, sociologue
Propos recueillis par Thomas Wieder (Berlin, correspondant)
Dieter Rucht, professeur honoraire de sociologie à l’Université libre de Berlin, spécialiste des mouvements sociaux en Allemagne et en Europe, analyse la naissance de Aufstehen, un nouveau parti de la gauche allemande, qui sera lancé le 4 septembre.
Comment expliquez-vous l’apparition du mouvement Aufstehen sur la scène politique allemande ? De quoi est-il le symptôme ?
La principale raison, c’est le constat que le parti de gauche Die Linke [créé en 2007] n’a pas profité, autant que certains l’auraient espéré, de la crise du Parti social-démocrate (SPD). Ces dernières années, le SPD a perdu plusieurs millions d’électeurs mais Die Linke n’en a pas gagné autant en retour. Il y a donc une question stratégique pour la gauche allemande : comment espérer redevenir un jour majoritaire ?
A cela s’ajoute un débat interne sur la ligne de Die Linke. Il n’est pas nouveau. Dans ce parti, Sahra Wagenknecht a longtemps défendu une ligne marxiste « orthodoxe », n’hésitant pas à se faire l’avocate de l’héritage de la période communiste, au risque de se faire critiquer par ses camarades. Les contours idéologiques de son futur mouvement [Aufstehen] puisent dans cette histoire. Par rapport à la majorité de Die Linke, elle incarne une ligne intransigeante : défense assez nette des positions du gouvernement russe, critique radicale de l’Union européenne [UE], fermeté sur l’immigration, en porte-à-faux avec l’ouverture des frontières prônée par la majorité de ses camarades.
Voyez-vous des analogies entre Aufstehen et d’autres mouvements apparus ces dernières années, comme La France insoumise, Podemos, en Espagne, ou le Mouvement 5 étoiles, en Italie ? Et selon vous, Aufstehen a-t-il un avenir ?
Tous se présentent comme une réponse à la crise des partis traditionnels. Mais il y a aussi de vraies différences. Selon moi, le mouvement dont Aufstehen se rapproche le plus est La France insoumise. Il y a des contacts personnels entre Mme Wagenknecht et M. Lafontaine, d’un côté, et Jean-Luc Mélenchon et ses amis, de l’autre. Politiquement, leurs positions sont assez proches, que ce soit sur la Russie ou l’UE. Avec Podemos, je vois moins de parallèles : au départ, ce parti est issu d’un mouvement social et citoyen, les Indignados, alors que Aufstehen est fondé par des responsables d’un parti qui existe. Quant au Mouvement 5 étoiles (M5S), c’est très différent : la façon dont il s’est constitué, autour de multiples groupes locaux fédérés par Beppe Grillo, le rend très particulier, sans parler de son positionnement. Malgré leurs singularités, La France insoumise et Podemos s’inscrivent dans l’histoire de la gauche européenne, comme Aufstehen. Ce n’est pas vraiment le cas du M5S.
Pour revenir à Aufstehen, je crois peu aux chances de ce mouvement, malgré l’intérêt médiatique suscité par sa création. D’abord, parce que je ne vois pas actuellement d’espace à gauche pour une nouvelle structure. Ensuite, parce que l’initiative vient de professionnels de la politique qui n’ont guère d’ancrage dans le mouvement social. En cela, la création d’un mouvement « par en haut » contredit l’idée même du projet, celui d’une nouvelle forme d’action démocratique issue de la base des citoyens. En cela, j’observe surtout une campagne assez efficace sur le plan de la communication, mais sans contenu précis pour l’instant.
Enfin, pour que le succès soit au rendez-vous, il faudrait que le projet nourrisse, dans les partis de gauche, un certain intérêt. Or, ce n’est le cas ni au SPD ni chez les Verts, ni même au sein de Die Linke puisque, même dans son parti et malgré son charisme, Mme Wagenknecht est davantage clivante que rassembleuse.
En raison de son discours sur l’immigration, certains de ses détracteurs accusent Mme Wagenknecht de chasser sur les terres du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD). Ce rapprochement a-t-il un sens ?
Oskar Lafontaine ne s’en cache pas : l’un des objectifs du mouvement est de récupérer les anciens électeurs de Die Linke qui votent désormais AfD. De ce point de vue, il peut y avoir des points communs dans une certaine rhétorique populiste, une certaine vision du peuple contre les élites, une critique de l’Europe, etc. Mais sur l’immigration, je pense au contraire que cela n’a rien à voir. Certes, Mme Wagenknecht souhaite la limiter, mais elle ne prône ni une immigration zéro ni des expulsions massives des étrangers, contrairement à l’AfD. Par ailleurs, son discours n’est pas fondé sur une vision identitaire et culturelle. Enfin, il n’y a pas chez elle de critique de l’islam, point central du programme de l’AfD.