Dans un grotte d’Afrique du Sud, un dessin vieux de 73 000 ans
Dans un grotte d’Afrique du Sud, un dessin vieux de 73 000 ans
Par Hervé Morin
Des croisillons tracés à l’ocre et conservés sur une roche polie suggèrent une activité symbolique diversifiée d’« Homo sapiens », bien avant son arrivée en Europe.
La grotte de Blombos, à 300 km à l’est de la ville du Cap, en Afrique du Sud, est décidément un trésor pour les archéologues. Ils y ont déjà découvert des coquillages percés contenant de l’ocre qui pouvaient servir de parures, des outils et des armes en pierre taillée, parfois d’apparat, dans des niveaux allant de 75 000 à 100 000 ans. Début 2002, quand Christopher Henshilwood et ses collègues avaient décrit des fragments d’ocre gravés vieux de 77 000 ans, la nouvelle avait fait l’effet d’une bombe : Homo sapiens était un « artiste » déjà dans son berceau africain, et n’avait pas attendu d’atteindre l’Europe pour exprimer une activité symbolique – certes bien moins élaborée que les peintures de la grotte Chauvet (datée de plus de 30 000 ans).
Plus de quinze ans plus tard, l’équipe de Christopher Henshilwood confirme que les occupants de Blombos étaient de grands amateurs d’une forme particulière : les croisillons observés sur des fragments d’ocre ont été retrouvés sur un petit morceau de silcrète, une roche siliceuse dure, qui a conservé depuis 73 000 ans la trace de marques probablement faites à l’aide d’un morceau d’ocre pointu. L’objet ne paie pas de mine, mais c’est bien le plus ancien dessin au crayon jamais découvert.
Fragment de silcrète portant sur l’une de ses faces un dessin composé de neuf lignes tracées au crayon d’ocre. / D'Errico/Henshilwood/Nature
« Ce n’est pas la première représentation abstraite attribuable à la lignée humaine, puisqu’on a aussi observé des zigzags tracés sur un coquillage à Java, vieux de plus de 500 000 ans », note Francesco d’Errico (CNRS, université de Bordeaux), qui avait contribué à cette découverte annoncée en 2014. Il participe aussi aux fouilles de Blombos et cosigne l’article décrivant le nouveau dessin sud-africain dans Nature daté du 13 septembre. « Retrouver à Blombos de nouveaux croisillons, sur un autre support et résultant d’une autre technique, suggère que dans l’esprit des habitants de cette grotte, ces symboles signifiaient quelque chose », ajoute-t-il. Il fait le parallèle avec la croix chrétienne, qui elle aussi est un « signe incorporé dans divers supports matériels ».
Morceau d’ocre gravé d’un motif abstrait découvert dans la grotte de Blombos, dans la même couche archéologique qui a livré le fragment de silcrète portant le dessin. / D'Errico/Henshilwood/Nature
Signifiant culturel ou gribouillis impensé ? L’interprétation risque de faire débat. Mais si le sens de ces neuf lignes entrecroisées reste une énigme, leur conservation sur un petit fragment tient en soi du « miracle », insiste Francesco d’Errico. Trouvé par hasard parmi des fragments de pierre taillée, il a intrigué les fouilleurs de Blombos, qui l’ont soumis à de nombreux examens, et effectué de multiples reconstitutions. « Il a d’abord fallu montrer que ce n’était pas le résultat d’un processus naturel », raconte le chercheur. La conclusion des investigations, et notamment de l’observation au microscope confocal, qui permet d’obtenir des images de la surface en trois dimensions ? Le fragment de silcrète provient probablement d’une meule utilisée pour broyer l’ocre, polie par l’usage, et réutilisée pour accueillir une figure finement dessinée.
Vue à 360 degrés de l’intérieur de la grotte de Blombos (Afrique du Sud). / Magnus Haaland
Pour Jean-Jacques Hublin (Institut Max Planck d’anthropologie évolutionnaire de Leipzig), qui n’est pas associé à ces fouilles sud-africaines, la découverte est « très intéressante et très convaincante ». Pour les périodes très anciennes, note-t-il, « les “gravures géométriques” sur blocs de roche ou fragments osseux ont souvent prêté à discussion, car elles pouvaient, selon certains, résulter d’activités pratiques qui n’avaient rien de “symbolique”. » Le zigzag de Trinil (Java) de 500 000 ans, attribué non pas à Homo sapiens mais à Homo erectus, a cependant été « très largement accepté comme non utilitaire, même s’il pouvait être le résultat d’un simple jeu », note Jean-Jacques Hublin.
Si l’ancêtre erectus le pouvait, il n’est donc guère surprenant que sapiens en ait aussi été capable. S’il n’en reste que peu de témoignages, c’est que la conservation de peintures d’ocre est très exceptionnelle. Peut-on imaginer que nos ancêtres africains aient été plus figuratifs dans leur production picturale ? « Personnellement je pense que dès avant 50 000 ans et la phase principale de dispersion des Homo sapiens sur l’Eurasie et l’Australie, des représentations figuratives animales peintes sur roche étaient déjà produites en Afrique, avance Jean-Jacques Hublin. Sinon comment expliquer qu’on les retrouve ensuite depuis l’Europe occidentale jusqu’à Sulawesi ? Il a sans doute existé tout un art rupestre “pré-Chauvet”, mais il a malheureusement complètement disparu. »