Comprendre la répression des Ouïgours de Chine en cinq questions
Comprendre la répression des Ouïgours de Chine en cinq questions
Par Brice Pedroletti
Quelle est l’origine de la crise entre Pékin et cette minorité musulmane du Xinjiang ? Comment sont apparus les camps d’internement et combien sont-ils ?
Le sort des centaines de milliers de Ouïgours envoyés dans des camps de déradicalisation au Xinjiang en Chine ne laisse plus indifférent : les rapports de chercheurs et d’ONG se multiplient. Michelle Bachelet, la nouvelle haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, lui a consacré une partie de son premier discours le 10 septembre. Selon les estimations, jusqu’à un million de Ouïgours pourraient être ainsi internés – ainsi que plusieurs milliers de Kazakhs, autre minorité musulmane du Xinjiang.
Qui sont les Ouïgours ?
Ouïgours au Xinjiang / Le Monde
La région autonome ouïgoure du Xinjiang, dans l’extrême ouest de la Chine, a toujours constitué pour Pékin un défi en matière de contrôle : les 11,5 millions de Ouïgours, minorité turcophone et musulmane, qui y vivent depuis des siècles alors que le magistère de Pékin, depuis le XIXe siècle, y a longtemps été limité, sont dépositaires de traditions et d’un mode de vie qui leur est propre.
Musulmans sunnites, ils ont une longue histoire de lutte contre les pratiques d’assimilation chinoises et la gestion autoritaire et laïque de l’administration communiste, qui va des insurrections islamistes au militantisme pacifique, par le biais d’un réseau de défense des droits de l’homme animé par la diaspora ouïgoure à l’étranger.
Quels griefs ont-ils contre les politiques de Pékin ?
La spirale répression-récriminations entre l’Etat policier chinois et diverses aspirations ethno ou islamo-nationalistes s’est emballée depuis 2009, date de sanglants affrontements interethniques à Urumqi. Les années 2010 voient s’accentuer la répression, notamment contre des figures laïques et non violentes comme l’universitaire Ilham Tohti.
Les mesures de contrôle politique et social s’intensifient. Y répond une nouvelle vague d’attaques, souvent artisanales, dans le sud du Xinjiang, mais aussi d’attentats kamikazes à grande échelle – dont le plus spectaculaire fut celui de la gare de Kunming en mars 2014.
Un regain de conservatisme religieux gagne les campagnes et certains quartiers ouïgours des grandes villes. L’engagement de combattants djihadistes ouïgours du TIP (Turkestan Islamic Party) au côté d’Al-Qaida en Syrie, finit d’inquiéter Pékin. Xi Jinping déclare ouverte la guerre contre le terrorisme en mai 2014.
Celle-ci va se traduire par une montée en puissance spectaculaire dans la « sécurisation » du Xinjiang : les dépenses de police explosent. La surveillance se généralise, notamment par le biais des nouvelles technologies. Un contrôle social extrêmement intrusif fait son apparition, ciblant des pratiques religieuses et traditionnelles jusqu’alors tolérées.
Population du Xinjiang / Le Monde
Comment sont apparus les camps d’internement ?
C’est dans ce contexte qu’apparaissent des expériences pilotes. Les autorités locales de la région autonome inscrivent en 2015 la « déradicalisation » dans leur législation comme « solution » à la crise que traverse le Xinjiang. Des classes « d’éducation aux lois », comme la Chine en a organisé avec toutes sortes de populations jugées déviantes (les dissidents, les moines tibétains, les membres du mouvement religieux Falun Gong) sont dispensées à des personnes jugées suspectes pour leur zèle religieux ou leurs liens avec l’étranger. Elles sont relativement courtes, ont lieu dans des écoles, des bâtiments publics et n’obligent pas toujours les « étudiants » à dormir sur place.
L’expérience est jugée concluante dans les rapports officiels. La politique de déradicalisation se généralise avec le nouveau secrétaire du parti du Xinjiang, Chen Quanguo, nommé en 2016. Se « déclenche une campagne de rééducation sans précédent », note le chercheur allemand Adrian Zenz, spécialiste des politiques de sécurité au Xinjiang, dans un de ses rapports. Les taux d’internement grimpent alors.
Dans le canton de Hotan, le Comité politique et législatif juge que 15 % dans la population sont des « soutiens » à l’extrémisme et 5 % des radicalisés « endurcis ». « Les taux d’internement dans les régions à majorité musulmane ont une ressemblance frappante avec les chiffres évoqués par les autorités de Hotan », relève M. Zenz.
Il recense une recrudescence d’appels d’offres et d’annonces de recrutement pour des « centres de formation professionnelle » ou d’éducation dotés d’une abondance d’équipement de sécurisation. Au Canada, un jeune étudiant chinois han, Shawn Zhang, qui se passionne pour la question, sera le premier à dresser une liste des camps à partir de rapports d’annonces officielles et d’appels d’offres. Celle-ci en géolocalise une quarantaine, représentés sur la carte ci-dessous :
Ouïgours, camps de rétention / Le Monde
Qui est envoyé en camp et qu’y font les détenus ?
Les témoignages recueillis par les ONG et les médias occidentaux auprès des personnes qui ont gagné l’étranger après avoir séjourné dans ces camps (essentiellement des Kazakhs, eux aussi ciblés), ou dont des proches sont internés, indiquent une gamme extrêmement large de comportements ou de faits jugés suspects.
Des grilles d’évaluation attribuent les notes les plus basses aux jeunes Ouïgours sans emploi ou sous-employés dans les villes, qui prient cinq fois par jour, ont téléchargé des messages religieux ou « séparatistes » durant les dernières années. Il peut s’agir de « délits » liés à la pratique de la religion, comme se rendre à des prières collectives, posséder une édition du Coran non approuvée ou avoir enseigné l’islam à des enfants.
Sont ciblées les personnes ayant séjourné dans une liste tenue secrète de 26 pays jugés à risque (dont la Turquie, la Malaisie, l’Egypte). La punition est souvent collective, touchant plusieurs membres d’une famille. Les séjours en camp sont à durée indéterminée.
Dans le même temps, le nombre officiel d’arrestations au Xinjiang est multiplié par huit entre 2016 et 2017, laissant supposer des passerelles entre les camps et le système carcéral. Les témoignages de personnes sorties des camps racontent des sessions d’endoctrinement politique où il faut louer les succès du parti communiste, étudier le chinois et dénoncer l’islam. La pratique de la religion y est interdite.
Des atteintes aux droits fondamentaux
La Chine a réalisé l’un des fantasmes des extrêmes droites européennes : ficher « S » une grande partie de la population musulmane et la placer dans des camps. Le tout dans un contexte d’état d’urgence qui ne dit pas son nom, favorisé par de nouvelles lois antiterroristes extrêmement liberticides entrées en vigueur début 2016.
Les critères d’envoi dans des camps sont flous et arbitraires. Les procédures sont inexistantes, ou opaques. L’absence de garde-fous et de recours est aggravée par une chaîne de commandement qui exige une obéissance aveugle, notamment au niveau des exécutants sur le terrain de la politique de déportation en camps, très peu formés et éduqués.
Plusieurs témoignages d’officiels recueillis par Radio Free Asia attestent d’une logique de « quotas » dans certaines campagnes, touchant jusqu’à 10 % de la population. Human Rights Watch dénonce dans son dernier rapport le carcan de lois et de réglementations qui, en Chine, « criminalisent » une large palette d’expressions et pratiques religieuses et politiques jugées ailleurs anodines.
Plusieurs décès en camps ont déjà été répertoriés. Ces cas ne sont pas sans rappeler le sinistre bilan de violences dans les camps de rééducation chinois, abolis en 2013. Alors que tout débat sur la question est proscrit dans la Chine de Xi Jinping, un groupe d’intellectuels chinois en Chine et à l’étranger a lancé pour la première fois une pétition sur le sujet le 10 août dernier.