Tribune. Qui peut dire : nous ne savions pas ? De 1957 à 2018, tout ou presque a été dit sur la pratique de la torture pendant la guerre d’Algérie : des dizaines de livres ; des recherches menées par des historiens ; des films ; des centaines d’articles, de tribunes et de lettres ouvertes ; des pétitions ; des témoignages de victimes ayant survécu, de leurs proches et de quelques témoins, mais aussi des aveux des tortionnaires et de leurs supérieurs confortés dans leur action par la loi sur les pouvoirs spéciaux votée en 1956 ; des poursuites engagées auprès de divers tribunaux, soldées le plus souvent par des non-lieux ; des marches ; des commémorations ; des places et des rues baptisées ; et… toujours, toujours, le même silence de l’Etat.

Dès 1958, l’historien Pierre Vidal-Naquet publie aux éditions de Minuit les conclusions de ses recherches sur l’affaire Audin. La même année, chez le même éditeur, dans La Question, Henri Alleg, journaliste militant engagé aux côtés du FLN, décrit les sévices qu’il a subis au centre de tri d’El Biar. Le livre, vendu à cent cinquante mille exemplaires est saisi quelques semaines plus tard. Je n’ai jamais pu me résoudre à lire le livre d’Henri Alleg. Je n’ai jamais pu me confronter à la réalité écrite ou filmée de la torture. Il est des images qui ne s’effacent pas. Même si elles ne sont qu’imaginées. Surtout si elles sont imaginées.

Des corps jetés aux chiens

Le 7 février 1957 aux environs de minuit, des éléments de l’armée française font irruption dans l’appartement que nous occupons au premier étage de l’école de garçons de Boghari (aujourd’hui Ksar el Boukhari). Après avoir mis la maison à sac sous nos yeux effarés, à la recherche de documents subversifs et d’armes, ils partent en emmenant mon père, Benameur Yagoub, 37 ans, instituteur, père de cinq enfants, fervent nationaliste et membre actif du réseau de soutien à la lutte armée du FLN.

Au seuil de la porte, encadré de deux parachutistes, mon père s’arrête et se retourne pour nous regarder. C’est la dernière image que j’ai de lui

Dans la même nuit, même scénario chez son frère, son cousin et cinq autres citoyens militants dont un de ses collègues. Au seuil de la porte, encadré de deux parachutistes, il s’arrête et se retourne pour nous regarder. C’est la dernière image que j’ai de lui. Je n’ai jamais pu oublier ce regard. Nous ne le reverrons plus. Les prisonniers sont conduits au siège de la gendarmerie de Berrouaghia, à quarante kilomètres de là. Après avoir été torturés pendant quarante-huit heures, ils auraient tenté de s’enfuir lors d’une corvée de bois. L’on dit même que leurs corps furent jetés aux chiens. Leurs restes seront enterrés dans une fosse commune.

L’affaire n’aura qu’un retentissement limité. Dans les journaux, ils furent présentés comme des terroristes. Expulsés de notre logement de fonction, nous devons quitter l’école – qui porte aujourd’hui le nom de mon père. Nous trouverons refuge chez mon grand-père paternel. Ma mère, aujourd’hui décédée, élèvera seule ses enfants.

Troublante similitude

Quatre mois plus tard, le 11 juin, Maurice Audin, un mathématicien de 25 ans, assistant à l’université des sciences d’Alger, père de famille, militant du PCA, est emmené dans les mêmes conditions et pour la même raison : soutien actif à la cause des indépendantistes algériens. Des parachutistes viennent le chercher chez lui. Il est 23 heures. Il est emmené sous les yeux de sa femme, Josette, et de leurs trois enfants. Ils ne le reverront plus.

Selon la thèse officielle, Maurice Audin se serait évadé lors de son transfert dans un camp de détention dix jours plus tard. L’on sait, grâce au témoignage d’Henri Alleg emprisonné le lendemain, et depuis les aveux d’un général de l’armée française qu’il fut exécuté après avoir été torturé pendant plusieurs jours. Son corps ne sera jamais retrouvé. Troublante similitude. Qui explique sans doute l’émotion que je ressens aujourd’hui.

Combien de suppliciés ? Des milliers. De ces dépassements, l’histoire ne retiendra que les plus marquants

Entre-temps, d’autres arrestations suivies d’exécutions sommaires ont eu lieu. Même mode opératoire. Mêmes méthodes. Des interrogatoires serrés. Mêmes conclusions, à quelques détails près. Qu’est-ce qui pourrait bien freiner l’ardeur d’hommes disposant de pouvoirs spéciaux ? Evasions, suicides, disparitions. Combien de suppliciés ? Des milliers. De ces dépassements, l’histoire ne retiendra que les plus marquants : le décès de Larbi Ben M’hidi, chef d’état-major du FLN et celui de Ali Boumendjel, avocat et militant. Tous deux ont été « suicidés » : l’un par pendaison et l’autre par défenestration.

La plupart du temps, les auteurs des exactions ne prennent pas la peine de donner des explications aux proches des victimes, pour la plupart désarmés, démunis et dans l’impossibilité de faire leur deuil. Tout juste reconnaît-on quelques bavures. Près de cinquante ans plus tard, sans l’ombre d’un remords, le général Aussaresses explique : « nous n’avions pas le choix. »

Reconnaissance sans équivoque

Josette Audin ne renonce pas. Elle poursuit inlassablement sa quête de la vérité sur la disparition de son mari. Et… cela arrive enfin. Soixante et un ans et trois mois après cette disparition, le président de la République française décide de reconnaître en termes qui ne souffrent d’aucune équivoque la responsabilité de l’Etat français dans la pratique de la torture. Une reconnaissance qualifiée d’historique.

Il faudra bien qu’un jour l’on essaie, ensemble, de comprendre quels ressorts entrent en jeu lorsqu’un homme décide ou accepte de profaner l’humanité d’un autre homme

En se rendant chez la veuve de Maurice Audin pour lui demander pardon, en reconnaissant que l’usage de la torture avait été cautionné par le système politique en place, en voulant rétablir cette vérité historique, Emmanuel Macron a-t-il implicitement inclus les victimes, toutes les victimes de cette guerre ? C’est la question que beaucoup se posent de ce côté de la Méditerranée. Les débats font rage sur les réseaux sociaux. Des plus modérés aux plus extrémistes. Alger, par la voix de son ministre des Anciens Moudjahidines – celui-là même qui vient de refuser un visa d’exploitation pour un film sur la vie de Larbi Ben M’hidi – concède qu’il s’agit là d’une « avancée ».

Peut-on espérer qu’une fois ce premier pas accompli la lumière soit faite sur tous les mensonges et les crimes d’Etat ? L’ouverture des archives, ces boîtes noires de l’histoire, nous en dira plus. Mais cela ne suffit pas. Il faudra bien qu’un jour l’on essaie, ensemble, de comprendre quels ressorts entrent en jeu lorsqu’un homme décide ou accepte de profaner l’humanité d’un autre homme. Sans quoi l’affaire Audin ne sera jamais finie.

Romancière algérienne, Maïssa Bey est l’auteur d’une dizaine de livres parmi lesquels Nulle autre voix qui vient de paraître aux éditions de l’Aube (2018, 248 pages, 19,90 €).