Karelle est une incorrigible gourmande, mais aussi une gastronome longtemps contrariée. Pendant des années, la jeune Béninoise, qui a grandi en France et étudié au Canada avant de s’installer au Sénégal, a souffert de ne pas savoir cuisiner. « Je ne trouvais pas de recettes suffisamment cadrées pour mon petit niveau. Et quand je demandais à ma mère, elle éludait à chaque fois d’un “Tu mets ci, tu mets ça… Tu goûtes et tu ajoutes ce qui manque !”, sans les proportions, ni la marche à suivre », résume-t-elle aujourd’hui. Déçue aussi par les sites Internet où « on passe directement de la liste des ingrédients au plat terminé. Comme si entre ces deux moments il ne s’était rien passé. » Karelle Vignon-Vullierme a réglé le problème en lançant Les Gourmandises de Karelle.

« Après m’être rendu compte que mes copines avaient les mêmes besoins que moi, j’ai ouvert mon blog de recettes du monde avec photos et progression », raconte-t-elle modestement, alors même que son site accumule les récompenses et que sa communauté compte déjà 150 000 visiteurs mensuels. En cinq ans, Karelle a créé un vrai petit business, « au feeling, et pour mon propre plaisir », minimise-t-elle, peinant à se considérer comme la cheffe d’entreprise qu’elle est devenue. Les annonceurs, en effet, lorgnent sur son site, les marques s’arrachent ses recettes hebdomadaires ou ses trucs et astuces, et son mari travaille désormais à plein-temps avec elle.

« Fière d’avoir créé des emplois »

Cette semaine, la jeune femme s’est retrouvée à Marrakech au milieu de 53 autres entrepreneuses qui, comme elles, avaient besoin d’un coup de pouce, d’une mise en confiance et d’un peu de lumière pour passer à la vitesse supérieure.

Karelle Vignon-Vullierme, la créatrice de « Les gourmandises de Karelle » / Rémi Schapman

Le deuxième forum Femmes en Afrique (Women in Africa, WIA), qui s’y déroulait jeudi 27 et vendredi 28 septembre, a mis l’accent sur ce levier de l’entreprenariat. Symboliquement, un jury a choisi 54 femmes sur 1 200 dossiers, soit autant que le continent compte de pays. Karelle, ses amies Brigitte et Samia font partie des sélectionnées. Elles seront coachées, mises en réseau pour développer leur affaire. La serial entrepreneuse, Aude de Thuin, qui a monté ce forum, est convaincue que le développement du continent passera par une meilleure intégration de la gent féminine, « mais qu’il faut soutenir, aider, créer des ponts pour avancer main dans la main et ne plus se sentir seule dans son coin ».

A Marrakech, les « 54 » ont montré combien l’Afrique est imaginative. A 31 ans, Samia Khedim ne comptait plus les journées passées dans les salles d’attente des médecins à cause d’une maladie chronique. Plutôt que se lamenter sur ce temps perdu, la jeune Algérienne l’a transformé en une application permettant aux praticiens de gérer leurs rendez-vous. L’objectif est d’« améliorer la relation entre le docteur et son patient, en déchargeant le professionnel de cette gestion compliquée », précise cette ingénieure de formation. Et déjà, une centaine de praticiens algériens ont adopté son système.

A ses côtés, Brigitte Nsie Nami l’écoute d’une oreille en rajustant sa jupe en wax parfaitement coupée. Cette créatrice d’accessoires et de linge de maison est elle aussi devenue cheffe d’entreprise, mais sur un autre secteur. A Libreville, au Gabon, elle a ouvert un village d’artisans où dix-huit fabricants vendent désormais leur production. « L’artisanat est une force sur nos territoires, mais il faut lui donner de la visibilité, permettre à notre clientèle afropolitaine de voir ces pièces de très belle facture », explique-t-elle.

Samia Khedim / Rémi Schapman

Brigitte, qui a déjà recruté un couturier pour sa ligne de linge de maison et une vendeuse pour le village, se dit déjà « fière d’avoir créé des emplois ». Demain, lorsque les modes de paiement et les services logistiques le permettront, elle n’exclut ni d’élargir son commerce au reste du continent, ni de vendre en Europe puisque, comme le note Anne Bouliac, auditrice du cabinet Roland Berger, « le véritable enjeu auquel sont confrontées les femmes entrepreneures africaines est d’étendre leur idée au niveau régional d’abord, puis panafricain ».

« Le premier continent de l’entrepreneuriat féminin »

Brigitte, Karelle ou Samia ne sont pas des exceptions sur un continent où les femmes doivent jouer des coudes pour accéder à une existence sociale. Souvent discriminées à l’embauche, elles sont plus souvent touchées par la pauvreté que les hommes et doivent faire preuve d’inventivité pour nourrir leurs enfants et financer leur éducation. Pour cela, elles ont inventé cet « entrepreneuriat de survie », selon la formule d’Anne Bioulac. Le cabinet estime le phénomène massif. D’après ses extrapolations, une Africaine sur deux envisagerait de créer une activité dans les trois prochaines années. Les besoins sont immenses sur un continent où « les femmes représentent la moitié de la population, produisent 62 % des biens économiques, mais ne sont que 8,5 % à être salariées », pointe cette même étude, publiée à l’occasion du sommet Women in Africa (WIA). Une discrimination qui coûte cher puisque, à l’heure actuelle, ces inégalités entre hommes et femmes amputeraient l’Afrique de 95 milliards de dollars (81 milliards d’euros) par an, soit 6 % de son PIB.

Brigitte  Nsie Nami / Rémi Schapman

Le coup de pouce et la mise en lumière proposées par WIA arrivent sur un terreau qui n’est plus vierge. Ainsi, la Banque mondiale rappelait récemment que quelques pays, à l’instar de la Côte d’Ivoire ou du Burundi, ont bien amélioré leur réglementation sur la création d’entreprise. S’y ajoute le fait qu’une large frange de la nouvelle génération, diplômée, refuse désormais de vivoter dans l’économie informelle. Pour contourner les barrières, ces jeunes créent donc leur petite affaire. Quand en Europe seules 6 % des femmes actives sont à la tête d’une société, elles sont 24 % en Afrique. Ce qui en fait « le premier continent de l’entrepreneuriat féminin », selon l’étude du cabinet Roland Berger. De plus en plus, ces activités de l’économie informelle remontent en surface pour devenir officielles. Petits commerces par-ci, services par-là, les différents rapports (dont le « Women’s Entrepreneurship Report » publié en 2017 par le Global Entrepreneurship Monitor) convergent sur le fait que près des deux tiers des biens du continent sont produits par des femmes.

Plus enclines à se faufiler dans les interstices qu’à bouter les hommes hors de leurs secteurs traditionnels, les femmes investissent d’abord des pôles en jachère qui correspondent à leurs centres d’intérêt tout en étant en croissance, comme la santé, le numérique, l’éducation, la banque ou l’agriculture. « La force des projets qu’elles développent est de répondre de manière pragmatique à des problèmes du quotidien », résume la Nigériane Hafsat Abiola, nouvelle présidente de WIA. De quoi créer des entreprises « nécessaires », donc plus facilement pérennes.