LES CHOIX DE LA MATINALE

Petite ou grande, l’histoire est au cœur de notre sélection cette semaine : première histoire d’amour, celle d’un « secret de famille » dans le quatrième tome de LArabe du futur, de Riad Sattouf, histoire de l’Europe et de sa construction, histoire encore avec le tableau brossé par Laurent Joly de la politique antisémite du régime de Vichy.

BD. « L’Arabe du futur 4 », de Riad Sattouf

Une puissante mélancolie se dégage du tome 4 de L’Arabe du futur, malgré l’humour que Riad Sattouf ne cesse jamais d’instiller à cet ouvrage autobiographique. C’est peut-être un effet du bleu dans lequel baignent les passages (désormais majoritaires) qui se déroulent en France dans cette période 1987-1992 – ceux en Syrie sont rouges. Ou bien de la solitude dans laquelle grandit le jeune Riad, ballotté depuis sa petite enfance d’un pays à l’autre, toujours tenu pour étranger, qui se réfugie dans ses dessins. Et qui, comble de guigne, cesse progressivement d’être un elfe blond pour devenir, à l’adolescence, un garçon quelconque aux cheveux de plus en plus sombres et crépus ; sa tentative de copier la coupe de l’acteur Tom Cruise n’arrange rien.

Sa mère tombe malade ; son père, qui enseigne en Arabie saoudite, est absent et, quand il est là, se révèle de plus en plus nationaliste et religieux – mais sa femme, désormais, se rebelle contre lui. Voilà le contexte dans lequel cet homme va réaliser un « coup d’Etat », qui rend les dernières pages de ce très fort volume absolument estomaquantes. Raphaëlle Leyris

« L’Arabe du futur 4. Une jeunesse au Moyen-Orient (1987-1992) », de Riad Sattouf, Allary, 282 p., 25,90 €.

ALLARY EDITIONS

HISTOIRE. « L’Etat contre les juifs », de Laurent Joly

Dans L’Etat contre les juifs, Laurent Joly brosse un tableau de la politique antisémite de l’Etat français sous l’Occupation et de sa collaboration à la politique nazie de destruction des juifs, qui permet de faire le point sur un certain nombre de questions, de l’adoption du statut des juifs jusqu’au degré de connaissance de la « solution finale » qu’avaient les contemporains. Mais le cœur de l’ouvrage est consacré à la responsabilité de Vichy.

Celle-ci se trouve remise en cause depuis quelques années, de manière purement idéologique. Le polémiste Eric Zemmour s’est ainsi fait le chantre de la réhabilitation d’un Vichy qui aurait sacrifié les juifs étrangers au profit des juifs français. A cet égard, L’Etat contre les juifs constitue une réponse puissante et claire. L’une de ses lignes de force est de montrer à quel point les juifs français n’ont pas été épargnés par la « solution finale ». Le chapitre consacré à la rafle du Vél’d’Hiv (juillet 1942) suit, en particulier, le processus de décision depuis le sommet de l’Etat jusqu’au niveau des commissariats parisiens. Il montre que les attitudes des serviteurs de l’Etat forment un mélange d’idéologie et de questions de carrières qui mène bien souvent à des décisions funestes pour les juifs.

L’ensemble constitue une mise à jour importante de la connaissance de la persécution d’Etat contre les juifs, qui rassemble les acquis des trente dernières années et ne peut guère souffrir de contestation. Tal Bruttmann

« L’Etat contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite », de Laurent Joly, Grasset, 366 p., 20,90 €.

GRASSET

ROMAN. « La Seule Histoire », de Julian Barnes

Que s’est-il joué pour Paul, le narrateur, lorsque, à 19 ans, il est tombé amoureux de Susan, une femme mariée, mère de deux enfants, approchant la cinquantaine ? Des années plus tard, il revient sur cette première histoire d’amour, « la seule qui vaille finalement d’être racontée ».

Sa découverte des sentiments, sa plénitude amoureuse, le bonheur dont il veut retrouver l’intensité, il les relate à la première personne. Car « un premier amour arrive toujours, avant tout, à la première personne. Comment pourrait-il en être autrement ? Et aussi, avant tout, au temps présent ». Puis vient le temps où la réalité s’impose et où les obstacles apparaissent. Le narrateur glisse à la deuxième personne, comme pour observer et tenter de comprendre l’adulte malheureux qu’il est devenu, impuissant à sauver celle qu’il aime encore. Car Susan est alcoolique, et peut de moins en moins le cacher à Paul, dont elle partage la vie. Pour Paul, c’est l’époque des questions sans réponse, des tentatives d’analyse de la situation, et de la perte de l’innocence. La « prochaine étape pour vous est d’accepter une partie de ce que vous avez sous les yeux ». Paul quitte Susan et vit d’autres histoires dont il ne sait si elles sont d’amour. Mais dont, désenchanté, il se contente. Car, « à présent, la voix tapageuse de la première personne en lui était étouffée. C’était comme s’il regardait, et vivait, sa vie à la troisième personne ». Julian Barnes est ici éblouissant et subtil. Florence Bouchy

« La Seule Histoire » (The Only Story), de Julian Barnes, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, 272 p., 22,80 €.

ESSAI. « Fables d’identité », de Carlo Ossola

Spécialiste de la Renaissance italienne, Carlo Ossola, par sa carrière à Genève, Padoue puis, depuis près de vingt ans, au Collège de France, traduit l’idéal d’une Europe consciente d’elle-même, revendiquant l’« avenir de [ses] origines ». Fables d’identité, parcours en dix-huit étapes que complète une réflexion sur quelques mythes, constitue un « grand tour » d’un nouveau genre. Là où les jeunes aristocrates complétaient leur éducation en se rendant de capitale en capitale, Carlo Ossola réarticule géographie, figures historiques et mémoire lettrée sous forme d’une cartographie de l’identité européenne.

A l’heure où l’Europe des Etats peine à s’imposer, il fait le pari de laisser émerger un « corps entièrement écrit » dont le point d’origine se trouve au béguinage d’Anderlecht, à Bruxelles, où Erasme séjourna cinq mois en 1521. L’extraordinaire diversité des lieux étonnera le lecteur : à l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret) ou à la petite église de Glendalough (Irlande) se mêlent Mystras (Grèce), qui fut la deuxième ville la plus importante de l’empire byzantin, ou la mosquée Missiri de Fréjus (Var). La pérégrination s’achève à Rome, ville qui se confond avec ses ruines mais prouve que la présence du passé peut féconder le présent. Jean-Louis Jeannelle

« Fables d’identité. Pour retrouver l’Europe » (Europa Ritrovata), de Carlo Ossola, traduit de l’italien par Pierre Musitelli, PUF, 256 p., 21 €.

PUF

ENCYCLOPÉDIE. « L’Europe », sous la direction de Christophe Charle et Daniel Roche

L’Europe est une construction, une idée, mais qui serait creuse et ne pourrait s’incarner nulle part, si elle n’était aussi et d’abord une réalité, certes complexe, incertaine, fluctuante, chahutée, mais profondément ancrée dans l’histoire du continent. C’est ce que montre avec une ampleur inégalée L’Europe. Encyclopédie historique, le monument d’érudition dirigé par Christophe Charle et Daniel Roche, un livre sans lequel il sera désormais difficile d’aborder sérieusement la question européenne.

Cette enquête sur les traces du « processus de civilisation spécifique » que l’Europe représente, comme l’écrivent les maîtres d’œuvre, a été menée par une équipe de 430 auteurs, issus des disciplines et des nationalités les plus diverses. Elle fait d’ailleurs de cette diversité son axe et sa forme, à la fois chronologique – de l’Antiquité à nos jours – et thématique – à l’intérieur de ce cadre se déploient une infinité de questions générales ou particulières –, à travers des milliers d’entrées complétées par des cartes et un imposant index, grâce auquel on peut circuler en tous sens.

Un livre vertigineux, qui se multiplie pour épouser la réalité multiple dans laquelle il nous plonge : le voyage sans fin dont l’Europe est le nom. Florent Georgesco

« L’Europe. Encyclopédie historique », sous la direction de Christophe Charle et Daniel Roche, Actes Sud, 2 398 p., 59 €.

ACTES SUD

RÉCIT. « Le Peintre dévorant la femme », de Kamel Daoud

Kamel Daoud l’écrit ici, à plusieurs reprises, il est « un écrivain qui a peu l’habitude de regarder des toiles, des peintures, enfant de l’invisible comme unique portrait de l’homme ». Il n’est pas impossible que ce soit cette inaccoutumance même aux images qui ait poussé l’écrivain algérien à accepter l’invitation de passer une nuit au Musée Picasso, à Paris, pour en tirer ce texte inaugurant « Ma nuit au musée », nouvelle collection des éditions Stock. Et que ce manque de familiarité explique l’intensité avec laquelle il contemple les œuvres de l’exposition « 1932, année érotique », inspirées à un Picasso quinquagénaire par sa liaison avec la jeune Marie-Thérèse.

Réfléchissant à la dimension « cannibale » de l’érotisme qu’elles mettent au jour, et à la place de l’érotisme dans sa propre vie, Kamel Daoud déambule à travers l’hôtel Salé en tournant autour de ces questions. Au fil de la nuit, et de ce texte étonnant qui mêle récit, essai et ébauche de roman, elles le ramènent à d’autres interrogations, centrales dans son travail : il imagine ainsi un djihadiste « chargé de blesser l’Occident au cœur de son cœur : ses collections d’art », rêvant « de mettre fin à la profusion et de restaurer l’infini » ; il analyse les causes et les manifestations du « lien morbide à l’image et au reflet » du monde d’où il vient. Des sujets qu’il sera sans doute amené à évoquer le 7 octobre, au Monde Festival, lors de son intervention à l’Opéra Bastille sur le thème : « L’islam doit-il faire sa révolution sexuelle ? » R. L.

« Le Peintre dévorant la femme », de Kamel Daoud, Stock, « Ma nuit au musée », 210 p., 17 €.

STOCK