Harcèlement sexuel au Sénégal : « Mon professeur me retenait après les cours »
Harcèlement sexuel au Sénégal : « Mon professeur me retenait après les cours »
Par Matteo Maillard (Dakar, correspondance)
Une étude de Human Rights Watch révèle de graves abus d’enseignants qui exigent de leurs élèves des faveurs contre de l’argent ou des bonnes notes.
Marie (nom d’emprunt), l’une des nombreuses victimes de harcèlement sexuel dans les lycées sénégalaise, le 17 octobre 2018. / Matteo Maillard
Cela a commencé par des regards insistants, des sourires, puis des mots susurrés à l’oreille. Marie (le prénom a été changé) s’est laissée faire, innocemment. « J’étais jeune, 17 ans, et puis… c’était mon professeur, glisse-t-elle. J’avais envie d’apprendre et l’histoire-géo me passionnait. » Un jour, il lui a proposé de la raccompagner chez elle après les cours, dans le quartier de Pikine, en banlieue de Dakar. Dans la voiture, il essaie de la toucher, de l’embrasser. « J’avais peur. Il était costaud et le soir tombait. Si j’avais crié, personne ne m’aurait entendue. » Elle parvient à le repousser, à sortir du véhicule. Puis ce fut l’enfer.
« Il me harcelait quotidiennement, me disant qu’il m’aimait, me retenant après les classes », confie-t-elle, la tête droite mais les yeux rivés dans les bosquets. Malgré son travail et ses bons résultats au premier trimestre, il lui donne des notes de plus en plus mauvaises, « par vengeance », admettra-t-il plus tard. « Même le principal m’a interpellée, intrigué par la chute de ma moyenne. Mais je n’ai rien dit. » A ses parents non plus elle ne fournit pas de raison. Six mois durant, elle craint d’aller à l’école, frôle le décrochage scolaire. « Même le week-end, quand je prenais des cours de renforcement dans d’autres matières, je le trouvais au lycée. Cela me déstabilisait profondément. »
Une situation intenable à laquelle viennent s’ajouter les avances d’un second professeur, celui de physique-chimie. Un homme marié qui lui assène son amour dès qu’elle passe devant la salle des profs. « Je n’en pouvais plus. J’ai décidé de prendre mon courage à deux mains et de les confronter, menaçant de révéler leur comportement au principal, un homme intègre », raconte-t-elle. Ils ont pris peur, ont cessé de l’importuner quelque temps, avant de reprendre l’année suivante. Elle finit par tout révéler à ses parents et décide de changer de lycée. « J’ai perdu mes camarades mais j’ai préservé ma scolarité. »
Grossesses précoces
Toutes les jeunes Sénégalaises ne peuvent pas en dire autant. Selon une vaste étude publiée par Human Rights Watch jeudi 18 octobre, Marie est loin d’être un cas isolé. Les actes de harcèlement et d’abus sexuels seraient même récurrents dans les écoles du pays, menant à de nombreuses déscolarisations et grossesses précoces. Le rapport de 98 pages, intitulé « Ce n’est pas normal : exploitation, harcèlement et abus dans des écoles secondaires au Sénégal », évoque de graves abus d’autorité de la part d’enseignants qui exigeraient des faveurs sentimentales ou sexuelles contre de l’argent, des bonnes notes, des téléphones portables, des vêtements neufs ou le règlement des frais de scolarité.
« Le Sénégal manque de mécanismes de protection contre ce type de comportements en milieu scolaire », explique Elin Martinez, chercheuse de la division « droits des enfants » à Human Rights Watch et auteure de l’étude : « Si le pays a de manière louable reconnu que la violence sexuelle est un problème sérieux dans ses écoles, l’arsenal juridique est encore trop faible. » Le Code pénal sénégalais n’inclut pas d’infraction pénale spécifique pour quiconque a des relations sexuelles avec des mineurs. La législation ne stipule pas non plus d’âge minimum pour le consentement sexuel. Seuls les actes de violence sexuelle commis sur des enfants de moins de 16 ans sont considérés comme des infractions passibles de cinq à dix ans d’emprisonnement
« Or le consentement du mineur pose problème », avance Nafissatou Seck, membre de l’Association des juristes sénégalaises, qui fait de l’accompagnement juridique et judiciaire aux victimes de violence sexuelles :
« Un enfant a de nombreuses raisons de se taire. Surtout qu’au Sénégal, nous avons des coutumes qui maintiennent dans les familles la loi du silence. Il y a bien souvent une stigmatisation de la victime et de ses proches. Les questions de sexualité sont encore très taboues et il n’est pas évident de dénoncer publiquement ce qu’on a subi. »
Bien que se raréfiant, les mariages précoces sont encore courants dans le pays. Ce n’est pas la seule menace qui pèse sur les enfants. A Saly ou Cap Skirring, deux stations balnéaires de la côte, le tourisme sexuel, même avec des mineurs, est un phénomène visible. Bien souvent, la honte ou l’argent force les familles à se taire. « Les parents déclenchent les procédures puis se rétractent, par peur ou par manque d’argent », soutient Nafissatou Seck.
Engrenage infernal
L’étude de Human Rights Watch, qui a permis de révéler des dizaines de cas de harcèlements et de viols à travers 160 entretiens de jeunes filles, n’a encore levé qu’un coin du voile. « Vu le nombre de cas que nous avons rencontrés rien que dans les écoles visitées à Dakar et en Casamance, on peut supposer que la situation est grave dans toutes les régions », note Elin Martinez.
Supposition confirmée par Ndeye Fatou Faye, psychologue du Centre de guidance infantile et familiale de Dakar (Cegid), qui prend en charge les victimes de violences : « J’ai parcouru pendant deux ans et demi le Sénégal en accompagnant psychologiquement 300 enfants victimes d’abus sexuels. Je peux vous assurer que le phénomène est national. » Le ministère de la santé, qui avait publié en 2016 le chiffre officiel de 3 200 cas de viols déclarés, tous âges confondus, est dons encore loin du compte.
Marie, aujourd’hui 25 ans, s’épanouit dans ses études de bureautique grâce au courage qui lui a permis de briser la loi du silence et à sa famille, qui a su bien réagir. Mais elle est consciente qu’elle a échappé de peu à un engrenage infernal. « Je connais une fille en Casamance, d’où je viens, qui a été mise enceinte par son professeur. Il a refusé de reconnaître l’enfant. Elle a dû quitter l’école à 15 ans pour travailler et survivre. » L’enseignant, lui, est toujours en poste.