Vincent, 17 ans, lycéen, et créateur d’un des sites les plus populaires de streaming illégal
Vincent, 17 ans, lycéen, et créateur d’un des sites les plus populaires de streaming illégal
Par Tristan Brossat
La plate-forme ArTV, qui permettait de regarder gratuitement 176 chaînes de télévision, a fermé fin 2017. Son créateur encourt jusqu’à 3 ans de prison.
Quand on sonne à la porte de l’appartement familial, ce matin du 6 décembre, peu avant 7 heures, Vincent, à peine réveillé, se dit qu’il doit s’agir de la livraison d’une nouvelle machine pour son père, mécanicien. « Y a les flics chez moi wtf », écrit, pour rigoler, le jeune homme, alors âgé de 16 ans, sur son compte Twitter, à destination de ses quelques milliers d’abonnés. « Le problème, c’est que c’était vraiment la police », raconte-t-il quelques mois plus tard, toujours en attente de son procès, dont la date n’est pas fixée.
Pour avoir administré un site et une application proposant de visionner illégalement plus de 170 chaînes de télévision, gratuites et payantes, appelés ArTV, le lycéen risque en théorie une peine de trois ans de prison et 300 000 euros d’amende pour « délit de contrefaçon par reproduction et représentation ». Une sanction lourde, mise en avant par l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA), à l’origine de la plainte, dans un communiqué annonçant la fermeture d’ArTV. La mise hors service a été effectuée par Vincent lui-même depuis son smartphone pendant sa garde à vue dans les locaux de la police judiciaire de Bordeaux, qui est chargée de l’enquête, toujours en cours. A l’issue de cette garde à vue, après une longue journée d’interrogatoire, Vincent est ressorti libre.
Pour « rendre service »
Tout avait commencé au début de 2017 lorsque, pour « rendre service » à une poignée d’amis rencontrés sur Internet, il met sur pied une application (APP) Android et une page Web leur permettant de regarder les chaînes de la TNT française depuis l’étranger. Un petit serveur loué deux euros par mois permet de contourner le blocage géographique mis en place par les groupes audiovisuels pour des questions de territorialité des droits. Son site est accessible à tous ses amis, qui commencent à partager le lien sur les réseaux sociaux.
ArTV était avant tout destiné à des téléspectateurs français mais aussi à la communauté internationale. / Tristan Brossat / LE MONDE
Tout s’enchaîne ensuite très rapidement. « J’ai vite eu besoin de plus gros serveurs » pour accueillir des visiteurs qui se comptent bientôt par centaines, puis par milliers, explique l’adolescent. Il rajoute au fur et à mesure les chaînes qui lui sont demandées grâce à des flux illégaux « faciles à trouver ». « Les gens me demandaient beIN Sports, ou des chaînes pour enfant pour leurs frères et sœurs », se souvient Vincent, qui n’a même pas besoin d’être abonné à ces services, puisqu’il ne fait que relayer les « streams » créés par d’autres.
Dans sa chambre, nulle trace de fils en pagaille branchés à d’innombrables décodeurs. Son travail consistait simplement à compresser légèrement les flux récupérés pour ne pas saturer ses serveurs, grâce à des logiciels libres, comme FFmpeg.
Payer les serveurs
« Je suivais juste le mouvement. Je n’ai jamais pris le temps de me demander si ce que je faisais était bien ou pas », explique Vincent. Pour lui, tout ça n’est pas « grave » puisqu’il s’agit uniquement de faire de la « redirection de liens ». Il ne prend donc aucune mesure de sécurité particulière pour éviter qu’on remonte jusqu’à lui. Il opte ainsi pour des serveurs établis en France, essayant juste de « trouver les moins chers ». Au bout de deux mois, la location de ces derniers lui coûte tout de même 200 euros par mois.
Pour payer cette somme, la mise en place de bannières publicitaires est une solution. Là encore, il va au plus simple, et tombe sur Pubdirecte.com, régie avec laquelle il est « resté jusqu’au bout » et qui lui reverse l’argent sur un compte PayPal.
Sa plate-forme prend rapidement des allures de mini start-up. Vincent créé un tchat sur lequel les utilisateurs viennent discuter et demander de l’aide lorsqu’une chaîne est inaccessible. ArTV est né : « A » pour l’action des chaînes en direct, « R » pour les réactions des utilisateurs par leurs messages. Les grandes vacances arrivent alors à point nommé, laissant le temps à l’adolescent de répondre à des visiteurs de plus en plus nombreux.
Les internautes pouvaient discuter ou remonter des soucis techniques sur un tchat tout en regardant gratuitement le bouquet payant beIN Sports, avec une très bonne qualité d’image. / Tristan Brossat / LE MONDE
A cette époque, une personne qui gère un service de streaming illégal payant – censé offrir un service plus stable avec une image de meilleure qualité pour environ 10 euros par mois – lui propose de passer un marché. Vincent relaie sur son site les offres « IPTV » de ce partenaire, bientôt rejoint par un second, avec qui il partage le montant des abonnements souscrits par ce biais. Il n’est toujours pas question de tirer profit de ces affaires, qui ne servaient qu’à payer des serveurs toujours plus chers, insiste le jeune homme.
Selon l’ALPA, les bannières publicitaires affichées sur le site et sur l’application ArTV avant leur fermeture rapportaient cependant 3 000 euros mensuels. S’il lui arrivait de toucher trop d’argent, Vincent affirme qu’il le reversait à des « streamers », ces personnes qui se filment en train de jouer à des jeux vidéo – une de ses autres passions –, ne vivant parfois que de ça. Il explique : « Cet argent, je ne le méritais pas. Ce n’était pas du vrai travail. Cela m’a permis d’apprendre plein de trucs, au niveau du développement Web, par exemple. »
« C’est arrivé à un point où je dépassais des services légaux »
Un hobby très prenant, mais extrêmement gratifiant lorsqu’il reçoit sur Twitter de nombreux messages de remerciements. « C’est arrivé à un point où je dépassais des services légaux, à un point où j’entendais des gens parler de l’application dans la rue », explique le lycéen, face caméra, dans une vidéo qui s’affiche désormais sur la page d’accueil de son site. Un message en forme de mea culpa qu’il indique avoir posté de sa propre initiative le lendemain de sa garde à vue. « Avis à toute personne voulant faire un site dans le même genre, je vous le déconseille fortement », peut-on lire dans le court texte accompagnant la vidéo.
Le lendemain de son arrestation, Vincent, alias Xemles, fait son mea culpa dans une vidéo postée sur la page d’accueil de son site. / Tristan Brossat / LE MONDE
En septembre 2017, le site ArTV.watch était fréquenté chaque mois par 150 000 internautes français uniques, selon les données de Médiamétrie (chargé de calculer l’audimat). D’autant que l’été n’a pas été de tout repos pour les services légaux. Le lundi 28 août, la surcharge des serveurs d’OCS (groupe Orange) a par exemple privé les abonnés du tant attendu épisode final de la septième saison de Game of Thrones. Des déboires qu’a connus récemment RMC Sport (Altice/SFR) lors de la première soirée de Ligue des champions et qui ont « beaucoup fait rire » Vincent : « Ils n’arrivent pas à faire fonctionner un service pour lequel les gens paient, alors que moi je fournissais quelque chose de potable gratuitement… »
Ce sont ces « soucis chez les services officiels » et « le bouche-à-oreille » qui expliquent la croissance fulgurante des connexions à ArTV. Son site, qu’il gérait seul derrière son écran, était bien sûr confronté aux mêmes problèmes d’affluence les soirs de rencontres au sommet. Malgré quelques ralentissements, voire des black-out aux heures de pointe, la plateforme en vient à être classée parmi les 150 Applications Android les plus utilisées sur le Play Store de Google. Elle y est d’ailleurs toujours disponible, mais ne diffuse plus qu’un message d’adieu. Les services IPTV auprès desquels ils se fournissaient, sans doute gérés depuis l’étranger, sont en revanche toujours actifs.
« C’est légal ce que tu fais ? »
En cette rentrée scolaire 2017, ce succès étonne Vincent, qui se sent parfois un peu dépassé. Mais il ne prend toujours pas conscience qu’il risque gros. Plutôt que de fermer son site, il ne pense qu’à l’améliorer. « C’est légal ce que tu fais ? », lui demandent parfois ses parents, qui ne savent jamais très bien ce que leur fils fait pendant des heures derrière son écran. « On n’y connaît rien du tout, raconte la mère de l’adolescent. L’ordinateur c’est la nounou facile… »
Une « nounou » qui le couve depuis l’âge de ses 4 ans, et lui a même appris à lire. Préoccupée par des problèmes de santé, la mère de Vincent ne cherche pas à pousser plus loin ses investigations. « Vincent a toujours eu le cœur sur la main. Il a été dépassé par cette passion. Internet, c’est peut-être bien mais c’est dangereux. »
Aujourd’hui, elle ne comprend pas pourquoi elle n’a pas été alertée par les autorités avant que la police ne sonne à la porte de son appartement un matin de décembre alors que le mal était déjà fait. Vincent dit n’avoir reçu qu’un courrier de France 2 lui demandant de retirer la chaîne de sa plate-forme. « Ce que j’ai fait immédiatement », assure le jeune homme. Mais rien de la part des groupes Canal+ et M6, qui sont pourtant à l’origine de la plainte.
Gratuites ou payantes, de sport ou de cinéma, Vincent diffusait sans autorisation plus de 170 chaînes sans leur accord. / Tristan Brossat / LE MONDE
Juste avant la fermeture, le webmaster ne sait pas exactement combien d’internautes utilisent son site, mais l’application comptait 800 000 utilisateurs actifs. A cette période, il dépense « dans les 2 000 euros » chaque mois pour faire tourner la machine. Ces sommes transitent par le compte PayPal créé par « quelqu’un d’autre » à la demande de Vincent, qui ne peut pas le faire lui-même, n’étant pas encore majeur. « C’est pour ça que nous n’étions pas au courant », explique sa mère, qui n’observe aucun mouvement particulier sur le compte bancaire de l’adolescent.
Vincent était-il vraiment naïf au point de n’avoir jamais réfléchi à la question de l’argent au-delà du paiement des serveurs ? Difficile de le dire à ce stade. On peut également s’interroger sur les intentions de la personne se trouvant derrière le compte PayPal. Il n’est pas impossible que l’adolescent ait été en partie manipulé par un ou plusieurs individus aux intentions bien moins louables que les siennes. Là encore, ce sera à la justice de tirer tout cela au clair.
Un cas à part
Malgré le nombre impressionnant de visiteurs, ArTV n’avait pas grand-chose à voir avec d’autres sites du même type, comme Beinsport-streaming.com, fermé en juin à la suite d’une nouvelle plainte de l’ALPA. Comme de nombreux sites de ce type, celui-ci faisait partie d’un vaste réseau autrement plus organisé et lucratif, brassant plusieurs centaines de milliers d’euros, précise au Monde Frédéric Delacroix, délégué général de l’Association.
Ce dernier précise toutefois qu’ArTV prenait, quelques semaines avant sa fermeture, une voie un peu différente de celle qu’elle avait empruntée jusqu’alors. Une forme de gestion plus lucrative de la plate-forme aurait, selon lui, commencé à apparaître. Mais la vocation et la gestion initiale d’ArTV en font tout de même un cas bien à part. Si ces deux fermetures ont porté un coup au streaming illégal français, les solutions de repli sont nombreuses et menacent plus que jamais l’économie des chaînes à péage.
Pour endiguer le phénomène, le rapport parlementaire porté par Aurore Bergé sur la « régulation de la communication audiovisuelle à l’ère numérique », présenté en octobre, préconise de « créer un dispositif spécifique permettant de bloquer temporairement, dans des délais extrêmement brefs, l’accès aux pages de site diffusant sans autorisation des contenus en live streaming ».
La nouvelle loi sur l’audiovisuel, qui devrait voir le jour en 2019, pourrait donner plus de prérogatives à l’Hadopi. La Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet n’a pour l’instant aucune prise sur le streaming.
L’Assemblée nationale vient de publier un rapport présentant des pistes pour endiguer la forte croissance des pratiques de streaming « pirate ». / Tristan Brossat / LE MONDE
De son côté, entre la gestion du site et ses ennuis judiciaires, Vincent, qui n’a « jamais eu grande confiance en l’école », a mis un peu ses études de côté et redoublé sa première. Son objectif reste de passer un bac pro systèmes numériques, mais il n’a pour l’instant pas réussi à trouver d’employeurs. Dix mois après la fermeture de sa plate-forme, il espère que son procès aura lieu le plus tôt possible, pour pouvoir passer à autre chose et réfléchir à l’avenir.