L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Il faut imaginer un film de ­Takeshi Kitano où l’amour aurait pris (largement) le ­dessus, où la violence serait une bulle pop qui finit par éclater, de temps à autre, dans un bain d’une douceur infinie. Le sang n’est pas au programme, mais quelques gouttes viennent tacher une fleur immaculée. Sélectionné à Un certain regard, à Cannes, La Tendre Indifférence du monde, du cinéaste kazakh Adilkhan ­Yerzhanov, a marqué les esprits par sa beauté visuelle, son épure bressonienne, son tandem de comédiens qui se lance sur la route tels Roméo et Juliette, et la termine façon Bonnie and Clyde. Comme le résume Serge Gainsbourg dans sa chanson (1968), c’est la société qui les a abîmés.

Lire la critique parue lors du Festival de Cannes : « La Tendre Indifférence du monde », l’éternité des amants
Adilkhan Yerzhanov, réalisateur : « Le destin de 100 % de mes films, au Kazakhstan, c’est l’étagère, personne ne les voit »

Au Kazakhstan, le cinéma d’Adilkhan Yerzhanov est classé comme « partisan », parce qu’il raconte la société contemporaine. Le réalisateur revendique dans le dossier de presse son appar­tenance à la génération de la nouvelle vague kazakhe qui l’a pré­cédée, tel le bressonien Darezhan Omirbaev. Mais il avoue avoir ­regardé dernièrement beaucoup de films de Kitano et de Fellini : « Vous savez, quand j’ai commencé à faire le film, je ne rêvais même pas qu’il serait à Un certain regard, à Cannes. Le destin de 100 % de mes films, au Kazakhstan, c’est l’étagère, personne ne les voit. Donc j’essayais simplement de faire un film qui me plaise à moi. »

Saltanat, jeune femme d’une grande beauté – incarnée par ­Dinara Baktybayeva, star de films commerciaux au Kazakhstan –, doit quitter sa maison et les champs de son enfance pour éponger les dettes de son père défunt. Elle est promise à un mariage avec un homme d’affaires. Sa mère n’est pas tendre et l’envoie pour ainsi dire à l’abattoir. Saltanat peut toutefois compter sur son ami de toujours, Kuandyk (Kuandyk Dussenbaev), amoureux transi, plus délicat que maladroit : il décide de l’accompagner en ville et de veiller sur elle. Mais peut-on gagner de l’argent dans ce pays sans trahir, sans mettre soi-même un pied dans l’engrenage mafieux ?

L’éphémère du bonheur

Les deux personnages ne perdent jamais complètement leur droiture. Quand ils dévalent l’escalier après avoir dégommé d’affreux bandits, ils sont juste en train d’apprendre les règles de la survie. Kuandyk va conserver humour et autodérision envers et contre tout : dans une scène magnifique de poésie, il mime un voyage en avion qui les emmènerait lui et sa belle loin de ce cauchemar. La craie sur le mur et le dessin naïf sont promis à l’effacement et à l’éphémère du bonheur.

Kuandyk Dussenbaev, jeune acteur qui tient son premier rôle principal au cinéma, joue un personnage rassurant et naïf, si cela est possible. Il est donc un peu hors du temps et de la réalité. Comme sorti d’une bande dessinée, il est capable de reprendre sa course, à peine essoufflé, après avoir combattu tous les malfrats qui se présentent. Ce côté gaguesque, kitanesque, garde le film en lévitation, lui évite de plonger dans une vraisemblance mélodramatique. De même, la comédienne, en gardant sa retenue originelle, et sa tenue rouge comme emblème d’une grâce et d’une élégance que rien ne saurait atteindre, s’envole littéralement avec son ombrelle. Elle devient bulle, pétale de coquelicot… La beauté n’est jamais sirupeuse, et la fin pas malheureuse, si l’on en croit le jeune réalisateur. Ils sont mieux là, nous dit-il, ensemble et réunis dans la mort, que sur Terre.

LA TENDRE INDIFFÉRENCE DU MONDE
Durée : 01:34

Film kazakh et français d’Adilkhan Yerzhanov. Avec Dinara Baktybayeva, Kuandyk Dussenbaev (1 h 39). Sur le Web : www.arizonafilms.fr/films/la-tendre-indifference-du-monde