Equipé d’appendices lui permettant de voler au-dessus de l’eau, le maxi-trimaran « Macif » de François Gabart affronte ses concurrents Ultimes à la Route du Rhum. / Yann Riou / Yann Riou/Gitana S.A.

A Saint-Malo, tous les concurrents célébrant les quarante ans de la Route du Rhum sont rassemblés dans le bassin Vauban, au pied des fortifications érigées par l’urbaniste de Louis XIV. Tous ? Non, car si les Imocas, Multi 50, Class 40, Rhum Multi et Monos composent une flotte bariolée, qu’admirent les nombreux badauds, la catégorie reine manque toutefois à l’appel : géants des mers, les Ultimes, des trimarans de 100 pieds de long (plus de 30 mètres), sont installés à l’écart.

L’écart, ces bolides des mers devraient le creuser rapidement avec le reste des 123 concurrents au départ, dimanche 4 novembre, de la onzième édition de cette transatlantique en solitaire, reliant Saint-Malo à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Leur potentiel de vitesse fait prévoir une traversée en six jours, voire moins – là où le record établi par Loïck Peyron il y a quatre ans était de 7 jours 15 heures 8 minutes 32 secondes.

Le premier affrontement des bateaux volants

Vieux d’un à trois ans, ou reconfigurés pour certains, ces navires vont s’affronter en course pour la première fois de leur jeune histoire. Pour leurs skippeurs, tous ténors de la course au large – Armel Le Cléac’h (Banque populaire), Sébastien Josse (Edmond de Rothschild), François Gabart (Macif), Thomas Coville (Sodebo) et Francis Joyon (Idec) –, il s’agira également d’un galop d’essai avant de se lancer dans la première course en solitaire en multicoque autour du monde, la Brest Oceans, en 2019.

« Il y a un plateau exceptionnel en Ultime cette année, savoure Sébastien Josse, dont le maxi-trimaran Edmond-de-Rotschild est l’un des derniers-nés de la flotte. Mais ce qui marque, c’est que ça va être la première course en solitaire sur des bateaux volants. » Pour la première fois en quarante ans de la mythique transatlantique, plusieurs de ces formules 1 des mers sont équipées de foils, ces appendices élévateurs permettant de s’extraire de l’eau et d’augmenter drastiquement la cadence.

« On a commencé par faire “voler” les bateaux sur quelques milles, en baie. Ensuite, on a fait de même pour les bateaux de la Coupe de l’America, sur des courts parcours. Et désormais, on va leur faire traverser l’Atlantique en vol avec un seul homme à bord », synthétise l’architecte Vincent Lauriot-Prévost du cabinet VPLP, où ont été conçus la majorité des “bateaux volants” actuels.

« Personne n’a d’expérience là-dessus »

Cette évolution a tout du saut dans l’inconnu. Car la plupart des skippeurs explorent le potentiel de leur monture. « Personne n’a d’expérience là-dessus. On progresse crescendo, en apprivoisant le bateau comme le pur-sang qu’il est, éclaire Sébastien Josse. On doit réapprendre des réflexes, car on ne navigue pas de la même manière sur un bateau volant qu’à bord d’un trimaran de l’ancienne génération. »

« Quand le bateau est en mode archimédien – quand il flotte de manière classique –, il tape chaque vague, prolonge François Gabart, qui a fait équiper de foils son maxi-trimaran Macif, avec lequel il a pulvérisé le record du tour du monde en solitaire en 2017. Puis, quand on s’élève au-dessus de l’eau, on s’affranchit de cette traînée due à la portée d’Archimède. Le bateau accélère, tape moins dans les vagues. Il n’y a plus de bruit, à part le petit sifflement des foils, moins d’à-coups et le bateau est capable d’accélérer. Cette sensation est fabuleuse. »

Affranchis du frottement des vagues, les Ultimes dernière génération peuvent atteindre des vitesses de pointe dépassant 80 km/h. « C’est comme activer un mode turbo, s’exclame Armel Le Cléac’h. On a un peu l’impression de planer. Et il faut trouver l’équilibre pour que le bateau reste sur ce mode-là et évite de retomber dans l’eau et d’être trop instable. C’est à la fois passionnant et pas évident, car sur ces immenses bateaux, quand l’état de la mer se durcit, l’équilibre est de plus en plus compliqué à trouver. »

Le Finistérien de 41 ans sait de quoi il parle. A la barre du plus récent des Ultimes, il a chaviré en avril, perdant son mât et de longs mois d’entraînement.

« En Ultime, on y va sur des œufs », rappelle Christian Le Pape, directeur du pôle Finistère course au large, qui a rassemblé quatre des cinq navires en stage à Port-la-Forêt à l’automne :

« Ce sont des bateaux fiables, capables de faire un tour du monde, mais l’instabilité d’un multicoque restera toujours une réalité physique : ils peuvent se mettre à l’envers. »

« Dès qu’on sort de l’eau, on va deux fois plus vite »

Confessant son admiration pour les bateaux volants, le vétéran du multicoque Francis Joyon (62 ans) a « modestement acheté un kitesurf à foil » pour tester la technologie. Et constate : « dès qu’on sort de l’eau, on va deux fois plus vite. » Mais rendre volant son Idec, double tenant du titre (Groupama, en 2010, devenu Banque-Populaire-VII en 2014), « l’aurait alourdi de presque deux tonnes, ce qui aurait été très cher payé parce qu’on ne peut pas voler dans toutes les conditions ».

Il s’est donc « contenté de soulager un peu plus » son navire en équipant notamment le safran de plans porteurs, à l’instar de ses concurrents. « Mais on ne sortira jamais complètement de l’eau. » Pour autant, à l’instar de Thomas Coville, dont le Sodebo a aussi été reconfiguré, le vétéran n’entend pas céder le passage aux bateaux volants. « J’ai le bateau le plus puissant de la flotte, conçu pour naviguer dans le vent du mauvais temps des 40es rugissants et des 50es hurlants », prévient-il, souriant.

Les dernières prévisions météo vont dans le sens de celui qui a bouclé le tour du monde en quarante jours (en équipage). « C’est sûr que les premières quarante-huit heures, voire les trois premiers jours, on va commencer directement par la haute montagne », avertit Armel Le Cléac’h. De quoi brider les ailes des plus aériens des navires.

Si Idec Sports de Francis Joyon n’est pas un « bateau volant », le navire est double tenant du titre (sous le nom de « Groupama » en 2010 et « Banque-Populaire » en 2014). / ALEXIS COURCOUX

L’inconnue des réactions physiques des skippeurs

Difficile dans ces conditions de dégager un favori. D’autant qu’outre l’inconnue matérielle, les réactions physiques des skippeurs face aux vitesses annoncées ne restent que théoriques. « On n’a aucune référence, martèle Christian Le Pape. Il faut être réaliste, quand il y a une pointe à 47 nœuds (87 km/h), ça peut avoir des implications viscérales. Parce que ce sont des chocs qui peuvent entamer la carcasse. Mais où est la limite ? On n’en sait rien. »

Pour Vincent Lauriot-Prévost, « le marin qui sait dormir quarante nœuds seul sur son multicoque a un avantage sur ceux qui ne l’ont pas encore expérimenté. Et aujourd’hui, le seul à l’avoir fait, c’est François Gabart lors de son tour du monde en solitaire. » Et l’architecte de rappeler l’importance de l’expérience dans les courses en solitaire :

« Ceux qui ont le plus expérimenté les conditions qu’ils vont rencontrer, et connaissent un peu les limites de leur bateau, seront les mieux placés à l’arrivée. »

« Dans les années qui viennent, tous les bateaux vont être amenés à voler, conclut François Gabart. C’est une certitude, mais on commence par les multicoques parce que ça reste les plus faciles aujourd’hui à faire voler. » Comme ses congénères, le skippeur a hâte de déployer les ailes de son navire.