« Mon père » : une crise d’adolescence dans la cordillère des Andes
« Mon père » : une crise d’adolescence dans la cordillère des Andes
Par Véronique Cauhapé
A travers une relation père-fils, Alvaro Delgado-Aparicio met en lumière les traditions ancestrales du Pérou.
Sans le regard de l’enfant, il n’est rien à voir. Les premières minutes de Mon père en témoignent qui, sur écran noir, laissent passer une voix off : « De gauche à droite, il y a une femme habillée en mauve, elle n’a pas de boucles d’oreilles. Elle a coiffé ses cheveux et les a mis sur le côté droit. Puis il y a une fille en robe rose avec des petites roses… » L’affaire est entendue avant d’être visible.
La voix est celle de Segundo (Junior Bejar Roca), jeune garçon de 14 ans qui, les yeux obstrués par la main de son père, Noé (Amiel Cayo), décrit de mémoire la scène qu’il a observée auparavant. Un groupe d’une quinzaine de personnes, grands-parents, parents, frères et sœurs, progéniture, en train de poser pour la « photo » de famille. Une photo qui, dans cette région montagneuse du Pérou, prend la forme en trois dimensions d’un retable, petite boîte dans laquelle chaque personne est modelée et peinte en figurine, à l’identique du réel. La tâche revient, cette fois, à Segundo.
Car cet art traditionnel andin qui a fait la gloire de son père trace désormais le chemin du fils. C’est à travers le regard de ce dernier que l’histoire va nous être révélée, comme l’a suggéré le procédé subjectif utilisé à l’ouverture du film. Et comme l’atteste ensuite la mise en scène, miroir formel des bouleversements auxquels va être exposé Segundo. La symétrie des lignes qui structure d’abord le cadre prendra progressivement la tangente au profit de perspectives instables. A l’image des certitudes du jeune homme qui vacillent quand une révélation l’oblige à les revisiter. Cette cohérence entre le récit et la narration cinématographique qui l’illustre fait de ce premier film d’Alvaro Delgado Aparicio une réussite.
Tout prend sa place dans l’atelier où, dans un climat de tendre complicité, le père explique et corrige le fils, dans chacun de ses gestes, au moment de la préparation de la pâte composée de plâtre et de pomme de terre, du façonnage des figurines, et de leur installation minutieuse dans le retable. L’apprentissage dont le réalisateur saisit toute la poésie, tisse un lien profond qui isole du reste du monde. Dehors, les bêtes de la ferme peuvent bien s’agiter, et la lumière brûler les paysages. A l’abri des murs, le père et le fils possèdent un univers qui n’appartient qu’à eux.
Il n’est cependant pas d’abri qui puisse protéger de toutes les secousses extérieures. Segundo en fait la dure expérience, quand lui est livré, depuis l’arrière d’un camion, le secret inavouable de Noé. La découverte conduit dès lors le fils à s’émanciper d’un modèle qui l’avait construit et dont l’image soudain corrigée le brise. Le film porte sur ce point de rupture qui contraint un adolescent à troquer un enseignement contre un autre. Entre le premier qui l’attache au père et le second qui l’en sépare Segundo aura vu ses repères exploser puis prendre un nouvel ordre.
Architecture labyrinthique
Les conséquences de ce secret dans la vie de l’adolescent, le film les éclaire à chaque étape, à travers une esthétique où la lumière s’oppose aux clairs-obscurs, des couleurs flamboyantes des rues à la noirceur des lieux intimes, où les champs-contre-champs renvoient aux personnages leurs propres figurines. Portes et fenêtres s’ouvrent et se referment sur des paysages immenses, des logis exigus et des retables plus petits encore, formant une architecture labyrinthique à travers laquelle Segundo aura à trouver sa voie.
Touchant par cet air appliqué qu’il prête à chaque chose, l’adolescent s’essaie comme il peut à détecter un point d’horizon que, de son côté, ne cesse d’interroger Alvaro Delgado-Aparicio dans son langage cinématographique. Un langage qui installe son propos autant qu’il questionne son mode de représentation.
Mon Père, un film d'Álvaro Delgado-Aparicio / Bande annonce - 28 NOVEMBRE AU CINÉMA
Durée : 01:54
Film allemand, norvégien et péruvien d’Alvaro Delgado-Aparicio. Avec Junior Bejar Roca, Amiel Cayo, Magaly Solier (1 h 41). Sur le Web : www.damneddistribution.com/retablo