Au Kenya, la guerre contre la corruption ne convainc pas
Au Kenya, la guerre contre la corruption ne convainc pas
Par Marion Douet (Nairobi, correspondance)
Le président Uhuru Kenyatta clame qu’il veut « récupérer tout l’argent volé », soit plus de 5 milliards d’euros qui manquent chaque année au budget de l’Etat.
Le président kényan Uhuru Kenyatta, à Paris, le 10 novembre 2018. / ERIC FEFERBERG / AFP
On pourrait en rire s’il ne s’agissait pas de vertigineux détournements d’argent public. Parmi les transactions « douteuses » qui ont marqué l’opinion kényane en 2018, il y eut par exemple l’achat par l’Agence nationale pour la jeunesse (NYS) d’un pneu, un seul, pour un million de dollars (872 000 euros). Ou encore des commandes de viande, là encore par la NYS, pour 8,5 millions de dollars (7,4 millions d’euros). Soit l’équivalent de 66 kg de steak par jour… Des « air contracts », ces transactions où tout est fictif hormis le siphonnage des comptes publics.
C’est contre ces symboles de la corruption au Kenya, de même que toutes les autres formes de malversations, que le président est parti en croisade. Lors de ses vœux du 31 décembre, Uhuru Kenyatta a martelé qu’il comptait bien « gagner cette guerre » contre « l’ennemi commun ». Depuis six mois, le sujet imprègne ses discours, parfois avec hargne. « Nous allons récupérer tout l’argent volé. Il n’y aura aucune pitié pour les voleurs. Leurs jours sont comptés. Ils seront poursuivis et emprisonnés », prophétisait-il déjà en mai 2018.
Donner régulièrement un billet
Intention sincère, pressions des investisseurs, souci d’héritage politique ? Nul ne sait précisément quel objectif anime Uhuru Kenyatta, qui débute son deuxième et dernier mandat. Une chose est sûre, une seule… La corruption a explosé depuis son arrivée au pouvoir en 2013 : + 240 % rien que sur les contracts publics. « Les montants sont de plus en plus importants, précise Samuel Kimeu, directeur de Transparency International Kenya. Dans les années 1980 et 1990 [époque du président Daniel arap Moi, où la corruption s’est systématisée], on entendait parler de commissions, sur 10 ou 20 % des contrats. Aujourd’hui, le coût des projets va enfler plusieurs fois pour inclure le coût de la corruption. »
Malgré son économie dynamique et sa démocratie solide dans une Afrique de l’Est dominée par les régimes autoritaires, Transparency International classe le Kenya au 143e rang sur 180 dans son classement anti-corruption, loin derrière de bons élèves comme le Rwanda, 48e.
Le phénomène a un coût. Chaque année, 6 milliards de dollars (5,2 milliards d’euros) sont retirés au budget de l’Etat, freinant autant de projets de santé ou d’éducation. Pour le citoyen lambda, il implique aussi de donner régulièrement un billet, pour passer un barrage de police ou faire avancer n’importe quel dossier, créant un rapport ambivalent à la corruption. Chacun la dénonce – en août 2018, elle arrivait selon un sondage en tête des préoccupations économiques, devant le pouvoir d’achat – mais n’a d’autre choix que d’y participer. « Le problème c’est que le “kitu kidogo” (« petit quelque chose » en swahili, pot-de-vin) fait aussi que les choses marchent », admet ainsi l’éditorialiste Nerima Wako-Ojiwa.
« Impunité totale »
En parallèle à ses grands discours, Uhuru Kenyatta a sorti les grands moyens. Des responsables de marchés publics ont été suspendus. Un audit du train de vie de tous les agents publics, président et vice-président compris, a été annoncé. Le nouveau procureur général, Noordin Haji, est épaulé par une équipe d’enquêteurs afin de mener au plus vite les investigations lancées tous azimuts ces derniers mois, notamment contre la direction de l’électricien Kenya Power et celle du tristement célèbre NYS (déjà poursuivi par le passé). Des accords ont été signés avec la Suisse et le Royaume-Uni pour rapatrier des sommes volées et une « caisse » de réallocation de ces actifs a même été créée.
Pourtant, l’homme de la rue n’y croit pas. Dans un haussement d’épaules, la réponse est invariablement la même : « Ça vient exactement du même endroit que la corruption elle-même, la tête de l’Etat ». Résignation et amertume dominent, d’autant plus depuis la trahison des années 2000. Mwai Kibaki est alors élu sur la promesse d’éradiquer la corruption. « On était prêt, se souvient Nerima Wako-Ojiwa, également fondatrice de Siasa Place, une ONG qui œuvre à l’implication des jeunes en politique. Entre autres mesures, le militant John Githongo est nommé directeur du bureau anti-corruption, logé au sein même de la présidence. Las. Il participera à révéler la triste réalité. Rien ne change, avec la bénédiction de la présidence : « L’espoir est mort à ce moment-là, les gens ont conclu qu’on ne se débarrasserait jamais de cette maladie. »
D’ailleurs, note-t-elle, le fameux « audit » se fait attendre et la caisse de récupération reste vide. Surtout, les Kényans veulent des sanctions, lourdes de préférence. « Qui a été emprisonné ? La prison, c’est la seule chose qui leur coupera l’envie », martèle Woody, en tapant sur le volant de son taxi. S’il dénonce également la tradition d’« impunité totale », Samuel Kimeu, de Transparency International, veut laisser sa chance à l’initiative : « Le simple fait qu’elle existe est positif. Mais il est trop tôt pour dire où elle nous mènera. Dans deux ou trois ans, on pourra regarder les chiffres et voir s’ils se sont améliorés. » A peine le temps pour Uhuru Kenyatta de terminer son mandat, qui s’achève en 2022.
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