Les images sont souvent floues, tremblotantes : harangues de tribuns, processions en colère, charges de policiers, fumées dans la nuit, « martyrs » évacués dans les hôpitaux. Et ce son qui accompagne la cadence, brouillé lui aussi mais si clair d’émotion, ces slogans, sirènes, youyous, détonations, clameur assourdissante d’une révolution qui bouleversa en 2011 la Tunisie, et dans son sillage la géopolitique arabe. Une frise chronologique, des planches de clichés, des textes explicatifs sur les ressorts de la révolte – contagion géographique de Sidi Bouzid à Tunis, implication des groupes sociaux (enseignants syndiqués, avocats, etc.), rôle de Facebook… – viennent comme annoter cette palpitation fiévreuse, cette redécouverte brute et sensorielle de l’événement.

Le 14 janvier, huitième anniversaire du départ en exil de l’ex-dictateur Ben Ali, s’est ouverte au Musée du Bardo à Tunis l’exposition « Before the fourteenth, Instant tunisien » consacrée à la mémoire du « printemps » de 2011 et que le Mucem accueillera à Marseille à partir du 22 mars. Elle voyagera aussi à Sidi Bouzid, à Kasserine et dans les autres cités de cette Tunisie intérieure où naquit le soulèvement. « Il est bon que les Tunisiens retrouvent l’émotion qui les avait alors tous unis », affirme Rabaa Ben Achour, coordinatrice générale du projet. En ces temps de désenchantement social et économique, et alors que monte une petite musique nostalgique du passé autoritaire, il est devenu salutaire à ses yeux d’« enrayer la dépréciation de la révolution ». Et au-delà s’affiche un espoir : celui de susciter de nouveaux dons d’archives du public. « Before the fourteenth » est une exposition d’étape.

Le temps presse

C’est que le temps presse avant que les traces éparses de cette révolution documentée à l’arrachée par les acteurs eux-mêmes, téléphones portables au poing et au pas de course, ne finissent par s’étioler. La censure officielle de l’époque avait imposé une couverture artisanale et improvisée par des témoins de circonstance, fragments d’images et de sons relayés à l’extérieur – via notamment les chaînes Al-Jazira ou France 24 – par les seules ruses d’Internet. « Ces sources numériques se caractérisent par leur fragilité, s’inquiète Mme Ben Achour. Victimes éventuelles de piratage, de falsification, dispersés par leurs auteurs qui ne sont souvent que de simples amateurs, vidéos et photos ne résistent pas au temps et risquent de disparaître. »

Dépourvue de guide ou de salle de commande, la révolution tunisienne a pour caractéristique de n’avoir laissé ni « texte de référence » ni « doctrine », avait déjà bien analysé le chercheur Jean-Marc Salmon, auteur de l'incontournable récit Vingt-Neuf jours de révolution, histoire du soulèvement tunisien 17 décembre 2010-14 janvier 2011 (Les petits matins, 2016). Ni manifeste, ni tracts, ni affiches. Par contre, elle a produit une foison de séquences vidéos, de slogans hurlés, de tags sur les murs et de commentaires Facebook révélant au monde le chamboulement en cours. Le numérique a été son parchemin et son vecteur d’impact sismique dans l’instant mais périssable dans la durée. Paradoxe que cette révolution ayant réussi à renverser le dictateur et dont la mémoire pourtant est menacée. « Les gens en Tunisie n’ont pas la culture de l’archivage, s’alarme Hechmi Ben Frej, chef du projet et militant historique de la gauche tunisienne. Il est temps de stopper la dilapidation de ces archives non pérennes. »

Convergence rare

Le premier à avoir alerté les Tunisiens sur ce péril est Jean-Marc Salmon, sociologue, ancien directeur du Bureau du livre français à New York, venu à l’historiographie de la révolution tunisienne par son intérêt pour le numérique. « Pour la première fois dans l’Histoire, l’effondrement d’un régime autoritaire était intrinsèquement lié aux usages du numérique », écrit-il dans son livre. Lorsqu’il a mené son enquête sur cet inédit fondamental, il a été surpris de constater qu’une des vidéos sur Sidi Bouzid, terre d’éclosion de la révolte suite à l’immolation par le feu du marchand ambulant Mohamed Bouazizi, avait disparu d’Internet où elle avait pourtant longtemps figuré.

Dans la ville de Sidi Bouzid, le 19 janvier 2011, où le jeune Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu le 17 décembre 2010, provoquant la chute de la dictature de Ben Ali un mois plus tard. / Zohra Bensemra/REUTERS

M. Salmon comprend ainsi le danger qu’il y a à prendre pour acquis la survie de ce matériau en fait fragile. Il s’en ouvre à ses contacts du réseau Destourna, une organisation de la société civile animée notamment par Hechmi Ben Frej, qui décide dès lors de mobiliser une coalition d’opérateurs pour tenter de sauver ce qui peut l’être encore. Le Réseau Euro-Méditerranée des droits de l’homme (REMDH) sera le bailleur de fonds du projet, tandis que l’Institut supérieur de la documentation (ISD), l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine (ISHTC), la Bibliothèque nationale, les Archives nationales et le ministère de la culture apporteront leurs concours techniques. Une convergence plutôt rare en Tunisie où les institutions peinent à œuvrer de concert.

L’urgence est donc à la récupération des originaux des documents – photos et vidéos – ayant circulé sur Internet ou sur les chaînes de télévision, voire à la mise au jour d’inédits, afin de les mettre à l’abri des outrages du temps. Myriam Ben Saoud, étudiante documentaliste à l’ISD, fait partie de l’équipe qui a sillonné les anciens foyers révolutionnaires de 2011, s’inspirant notamment des lieux de résidence des victimes de la répression (334 tués et 2 861 blessés) dont la liste a été établie par le rapport de la commission d’investigation dite Bouderbala créée au lendemain la chute de Ben Ali.

Ainsi l’équipe de jeunes documentalistes met-elle la main sur environ 2 000 vidéos et 3 000 photos. S’il a été globalement fructueux, le contact avec les anciens acteurs-témoins a été occasionnellement difficile, attitude de défiance illustrant la profondeur de la désillusion post-2011 au sein d’une jeunesse des régions intérieures qui s’est sentie trahie. « Certains nous ont dit que la Tunisie ne leur ayant rien donné, ils ne lui donneront rien », se souvient Myriam Ben Saoud.

« Le flou est le vêtement de la révolution »

La moisson recèle de très nombreux inédits, tels des images de Mohamed Bouazizi grand brûlé dans l’ambulance qui fonce vers l’hôpital de Sidi Bouzid (non exposées en raison de leur violence). S’y glisse aussi une trentaine de clichés de l’AFP – relatifs principalement à la journée du 14 janvier à Tunis – qui échapperont à la vigilance des organisateurs et seront présentés à l’exposition du Bardo sans être crédités. Alertés par le bureau de Tunis de l’agence, les organisateurs ont dû admettre la bourde. Les deux parties sont en pourparlers pour régler l’incident.

La vidéo, bien plus que la photo, est la vraie valeur ajoutée de ce « Before the fourteenth, Instant tunisien ». Pétrie de matériau d’amateurs, l’exposition a été conçue d’une écriture tremblée, une vibration épousant la rythmique même de la révolution. « Le flou est le vêtement de la révolution, explique Houria Abdelkafi, commissaire de l’exposition. Il nous a fallu tisser à partir de là l’étoffe de l’exposition. » Mais une étoffe qui reste froissée et écrue, tels les manteaux que portaient les protestataires dans la froidure d’un hiver devenu printemps politique. C’est un peu la thermodynamique de la révolution qu’a cherché à restituer « Before the fourteenth, Instant tunisien ». « Nous avons voulu rendre l’atmosphère et l’émotion de l’époque », souligne la monteuse Selma Zghidi. L’enjeu est d’une actualité sensible. Car la bataille de la mémoire autour de 2011, où s’activent aussi les forces de l’amnésie, n’est pas gagnée en Tunisie.