Sebastian Roché : « En France, la démocratisation de la police n’est pas achevée »
Sebastian Roché : « En France, la démocratisation de la police n’est pas achevée »
LE MONDE IDEES
Pour le directeur de recherche au CNRS, la police française est au service du gouvernement et pas du citoyen, contrairement à d’autres pays d’Europe.
Sebastian Roché, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), est un spécialiste de la police. Il a notamment publié De la police en démocratie (Grasset, 2016). Pour le chercheur, nier les violences policières comme le fait le ministre de l’intérieur est une conception contestable de la protection des droits fondamentaux. Et l’idée que le maintien de l’ordre « à la française » est un modèle dans le monde n’a pas de base sérieuse.
Le lanceur de balles de défense (LBD) est très critiqué en raison des nombreux blessés que son usage, par les forces de l’ordre, occasionne. Pourquoi le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, défend-il aussi ardemment son utilisation ?
Analysons la dimension morale des positions qu’il tient : peu de valeur est donnée au bien-être et à la sécurité des manifestants, peu de considération est accordée aux blessés graves, aux mains perdues, aux yeux détruits… L’égalité devant la douleur n’est pas reconnue. Il y a d’un côté les « mauvais blessés » – les manifestants – et, de l’autre, les bons blessés – les policiers et les gendarmes.
Il l’a dit, il n’y a « pas de violence » de la part des forces de l’ordre. Dire que l’emploi de cette force est nécessaire signifie que blesser est une chose utile et juste. Pourquoi chercher à empêcher une bonne chose ? C’est une conception contestable de la protection, par l’Etat, des droits fondamentaux, au premier rang desquels on trouve l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants.
Sa défense du LBD répond à la question « à quoi l’Etat a-t-il droit ? ». Le choix de ce que le gouvernement s’autorise, ou non, à faire aux citoyens exprime les droits qu’il juge bon de leur reconnaître ou de leur dénier – droits qui sont ensuite codifiés par la loi. Le fait de tuer est clairement jugé comme étant une ligne rouge, et c’est un acquis précieux que la police s’en tienne à cette ligne, on ne doit pas l’oublier. Mais le fait de mutiler n’en est pas une. Ceci signifie que c’est moralement acceptable.
Selon les forces de l’ordre, le LBD 40 est indispensable pour se sortir de situations d’ultraviolence sans faire usage de l’arme à feu. L’usage de cette arme est-il un mal nécessaire ?
En Europe, beaucoup de pays gèrent les foules et les groupes radicaux sans arme à feu et sans arme intermédiaire, et ils ne tuent pas pour autant des manifestants. De plus, plusieurs gouvernements ont révisé leurs positions : en Espagne, la Catalogne a par exemple banni le LBD après l’épisode de dispersion de la manifestation des « indignés » sur la Puerta del Sol, à Madrid.
Permettre de tirer sur la foule avec des armes à « létalité réduite » (LBD, grenades diverses, etc.) est une décision politique. Il ne s’agit pas pour autant de laisser penser que le système français est le pire du monde ou que nous vivons dans une dictature. Comparativement au Venezuela ou à l’Egypte, notre police est, évidemment, bien plus démocratique. Mais à qui veut-on se comparer ? A ces pays-là ou aux pays du nord de l’Europe, comme le Danemark ou l’Allemagne, qui font beaucoup mieux que nous sans les LBD ?
On doit reconnaître les limites de notre système sans le caricaturer excessivement. Malheureusement, cette approche nuancée a du mal à être entendue. Comme toutes les polices des pays où j’ai travaillé – la Turquie, l’Egypte ou l’Italie –, la police française pense qu’elle est la meilleure. L’idée que le maintien de l’ordre « à la française » est un modèle dans le monde n’a, pourtant, pas de base sérieuse : aucun classement n’a jamais été réalisé. C’est une légende, un imaginaire professionnel.
Quels sont les enseignements que l’on peut tirer de l’observation des techniques de maintien de l’ordre de pays du nord de l’Europe ?
Les pays du Nord ont mené une réflexion en profondeur à partir des années 2000 sur le maintien de l’ordre. Ils sont partis des prémices que le but n’est pas de s’armer plus pour la confrontation, mais de la prévenir. Non seulement ils ne veulent pas tuer, mais ils veulent éviter les blessures irréversibles. Dans ces démocraties qui sont plus approfondies que la nôtre, les standards policiers sont plus élevés.
Je suis frappé, au Danemark, par la nature du référent central de leur formation : dès le premier jour, la recherche de la confiance des citoyens est au cœur des enseignements, et ce pendant trois ans. L’idée est que le policier doit mériter la confiance, qu’il est redevable.
En France, en revanche, la démocratisation de la police n’est pas achevée. La durée de la formation est moins longue et nous insistons sur les gestes professionnels et sur les aspects légaux et techniques, sans prendre le temps nécessaire pour définir ce que devrait être la police dans une démocratie. Notre problème de fond, c’est que nous concevons la police comme une institution « régalienne ». Si la police est celle du roi, si elle est conçue pour répondre à l’exécutif, l’essentiel est qu’elle satisfasse le prince.
Si la police est, en revanche, celle du citoyen, la question des blessures qu’elle lui inflige, celle des outils dont on la dote et celle des doctrines qu’on lui enseigne deviennent pertinentes. Nous devons relever nos exigences : une police reflète une conception de l’exercice du pouvoir.