Histoire fleuve, récit à dormir debout, rêve éveillé : notre sélection cinéma
Histoire fleuve, récit à dormir debout, rêve éveillé : notre sélection cinéma
Chaque mercredi, dans « La Matinale », les critiques du « Monde » présentent les meilleurs films à découvrir sur grand écran.
LES CHOIX DE LA MATINALE
Cette semaine, prime à l’originalité, avec La Flor, film-monstre de quatorze heures dont sortent les deux premiers épisodes, une grande traversée des genres cinématographiques tournée en dix ans ; ou Bêtes blondes, dont les deux personnages souffrent de la disparition d’un être aimé, un film aussi fantasque que maîtrisé.
« La Flor » : Un foisonnant bouquet de fictions
La Flor, de Mariano Llinás - Teaser
Durée : 02:14
La Flor, de Mariano Llinas, film-monstre tourné sur près de dix ans, révélé en 2018 au Festival de Buenos Aires (Bafici), passé ensuite par Locarno, a fait sensation pour sa durée record de quatorze heures. Le film appartient en fait à une famille d’œuvres qui concernent le fait même de raconter, tels le Don Quichotte de Cervantès, Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki ou les fictions labyrinthiques de José-Luis Borgès ou Julio Cortazar. Des œuvres où l’on s’engouffre comme dans des forêts aux mille sentiers et au secret desquelles on n’accède qu’à condition de s’y perdre.
La Flor ne se donne pas qu’en un seul bloc, et contient en réalité six films différents où s’opère une luxuriante arborescence de récits enchâssés, de bifurcations et de digressions. La cohérence de l’ensemble se trouve ailleurs : dans la présence de quatre actrices remarquables (Elisa Carricajo, Valeria Correa, Pilar Gamboa et Laura Paredes) qui endossent dans chaque épisode des rôles différents.
La Flor accomplit également une grande traversée des genres cinématographiques, passant allégrement, au fil de ses épisodes, du fantastique au polar, du musical à l’essai, de la romance à l’espionnage, du muet à l’expérimental, comme s’il proposait de rejouer une sorte de contre-histoire ludique et aventureuse du cinéma. Réunis au sein de cette première livraison sur quatre, les deux premiers épisodes en posent clairement les fondations. Mathieu Macheret
Film argentin de Mariano Llinas. Avec Elisa Carricajo, Valeria Correa, Pilar Gamboa, Laura Paredes (3 h 30).
« Bêtes blondes » : deux hommes et une tête
BÊTES BLONDES Bande Annonce (2019) Film Français
Durée : 02:06
Dans la famille du nouveau cinéma qui travaille l’artifice, conte des histoires à dormir debout, embrasse les codes du divertissement et de la cinéphilie, voici le couple franco-suisse Maxime Matray et Alexia Walther. Issus des arts plastiques, les deux réalisateurs signent un premier long-métrage, Bêtes blondes, qui pourrait être l’équivalent d’une « vanité » dans l’art contemporain : un objet, un crâne en l’occurrence, qui invite à réfléchir sur la fuite du temps… Car il est question de deuil et de tête coupée dans ce film aussi fantasque que maîtrisé.
Les deux personnages principaux, Fabien (Thomas Scimeca) et Yoni (Basile Meilleurat), souffrent chacun de la disparition d’un être aimé. Le premier a perdu sa petite amie, Corinne, il y a plus de vingt ans, dans un accident de moto dont il a réchappé. Il en a gardé un lourd handicap, puisqu’il perd continuellement la mémoire. Yoni, lui, ne se remet pas de la mort de son amoureux, Rickie (Paul Barge). Celui-ci a été décapité, et Yoni n’arrive pas à se séparer de sa tête d’ange… Les deux hommes vont apprendre à s’apprivoiser. Fabien, tel un saumon, va remonter le cours d’eau comme s’il rembobinait le temps, nous faisant ainsi découvrir d’où il vient. Tout autour, de mystérieux personnages font office de diables tentateurs ou de passeurs : Katia (Agathe Bonitzer), sidérante « belle de jour », rêve de jeux sulfureux, tandis qu’un renard en céramique va tirer Yoni d’un mauvais pas...Clarisse Fabre
Film français de Maxime Matray et Alexia Walther. Avec Thomas Scimeca, Basile Meilleurat, Agathe Bonitzer (1 h 41).
« Exfiltrés » : destination Rakka
EXFILTRÉS Bande Annonce (2019) Thriller, Charles Berling
Durée : 01:42
Quatre ans pour digérer une réalité, en extraire une fiction : Exfiltrés est très précisément situé dans le temps, aux premiers jours du mois d’avril 2015. Trois mois après le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, cinq mois avant ceux du 13-Novembre, une femme part de Paris pour Rakka avec son petit garçon, à l’insu de son mari. C’est « l’histoire vraie » dont est tiré le scénario de Benjamin Dupas que promet la bande-annonce. A l’écran, cet envol vers le paradis sur terre qui tourne au voyage vers l’enfer prend la forme d’un récit découpé en épisodes à la fois prévisibles et redoutés, à la manière d’une série moderne – quelque part entre les angoisses paranoïaques de Homeland et les intrigues géopolitiques du Bureau des légendes.
Exfiltrés ne dissimule donc pas sa nature de divertissement fondé sur le suspense, même si ces termes heurtent quand on les juxtapose avec la réalité qui a servi de matériau. Pourtant, le film d’Emmanuel Hamon, premier long-métrage de fiction d’un réalisateur venu du documentaire, échappe à la futilité, grâce au sérieux d’un scénario qui offre aux comédiens la possibilité d’ancrer leurs personnages dans une époque, dans un lieu. Le film sort au moment où se pose la question du retour des hommes, des femmes et de leurs enfants partis pour la Syrie. Sans prétendre y répondre catégoriquement, malgré les artifices de la fiction, Emmanuel Hamon et ses comédiens parviennent à injecter un peu d’humanité dans cette conversation. Thomas Sotinel
Film français d’Emmanuel Hamon. Avec Jisca Kalvanda, Finnegan Oldfield, Swann Arlaud, Charles Berling (1 h 43).
« Les Etendues imaginaires » : Singapour comme dans un rêve
LES ÉTENDUES IMAGINAIRES Bande Annonce (2019) Thriller
Durée : 02:03
Les « étendues imaginaires », ce sont d’abord ces larges promontoires de sable grignotant le long du littoral de Singapour du terrain sur la mer, qui rendent indéfinis et incertains les contours de la cité-Etat et composent un paysage vaporeux. Ce sont aussi, par extension, ces grands chantiers d’aménagement qui semblent de loin flotter sur les eaux, où se presse une main-d’œuvre venue des pays voisins, précarisée et exploitée sans vergogne par les constructeurs. Cette pointe extrême de la promotion privée et du développement économique, qui génère ses propres espaces hallucinés, sorte de vortex aspirant l’Orient ouvrier, constitue le décor passionnant du premier long-métrage du jeune réalisateur singapourien Siew Hua Yeo, 33 ans et lauréat surprise d’un Léopard d’or lors du dernier Festival de Locarno.
Le film démarre comme un polar torpide et langoureux, troquant en cours de route la logique déductive pour celle du rêve. L’inspecteur Lok (Peter Yu) sillonne un chantier et ses alentours à la recherche de Wang (Xiaoyi Liu), un ouvrier chinois immigré porté disparu. Dénichant les somnifères de celui-ci, Lok en absorbe, et plonge dans un état cotonneux, entre veille et sommeil, qui le mène sur la piste d’un cybercafé que fréquentait le disparu. C’est alors que l’enquête se suspend, le film s’engouffrant dans un long flash-back qui retrace les derniers jours de Wang. A cause d’un accident du travail, l’ouvrier est réaffecté et alerté sur certaines exactions de ses employeurs. Devenu insomniaque, il passe ses nuits sur un jeu vidéo en ligne. Son existence sans sommeil frôle en quelque sorte l’expérience du rêve éveillé, finalement le seul territoire commun où les trajectoires de l’inspecteur et du disparu peuvent se rencontrer. Ma. Mt.
Film singapourien, français et néerlandais de Siew Hua Yeo. Avec Peter Yu, Liu Xiaoyi, Luna Kwok, Jack Tan (1 h 35).