Ils sont une douzaine, jeunes filles et garçons assis en cercle autour d’un professeur, sur une parcelle de gazon du jardin à la française. Autour d’eux, des arbres centenaires protègent des bruits de la ville. C’est l’hiver en ce mercredi de février, mais c’est un soleil de mai qui baigne le parc. Une yogi peu habillée prend d’improbables poses, des chiens sans laisse font courir des joggeurs, et des bébés promènent leurs mamans au bord du Maelbeek. « Ici, c’est un peu Poudlard », s’amuse un habitué.

Pas de magie, pourtant, entre les murs de l’ancienne abbaye cistercienne de La Cambre, à Bruxelles, mais de l’art. Depuis quatre-vingt-dix ans, l’avant-garde artistique belge a trouvé ici un incubateur de jeunes talents. La réputation de l’Ecole nationale supérieure des arts visuels (Ensav) a tant essaimé en France que ses candidats se présentent en masse à l’entrée de l’école. Aujourd’hui, la majorité (53 %) de ses 670 étudiants est originaire de l’Hexagone. A l’Ecole supérieure des arts Saint-Luc, à Bruxelles, 28 % des élèves sont français. Au total, les seize écoles supérieures d’art de la Fédération Wallonie-Bruxelles comptent aujourd’hui un tiers d’étudiants venus de France (soit 2 568 jeunes). Et, chaque année, cette proportion augmente. Ils étaient 1 500 – soit 23 % des effectifs de ces écoles – il y a dix ans, selon les chiffres de l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur belge.

Une autre sélection

Raphaelle Dogo, Toulousaine de 22 ans, fait partie de cette légion d’étudiants à avoir fait le choix de poursuivre ses études d’art outre-Quiévrain. Bac en poche, la jeune femme a tenté d’intégrer l’Ecole supérieure des beaux-arts de Toulouse. « Je ne savais pas ce qu’on attendait de moi, j’ai patienté trois heures pour passer un oral de quelques minutes, et j’ai été recalée », raconte-t-elle. Par défaut, elle prend le chemin de l’université locale et décroche une licence d’arts plastiques. Mais la formation dispensée dans la Ville rose ne lui suffit pas. « On étudiait les techniques, mais en surface, dit-elle. J’ai voulu me recentrer sur le dessin. J’ai choisi La Cambre, car la spécificité de cette école, c’est le travail en atelier. Ce qui prime, c’est la pratique. »

Le bachelor de communication visuelle et graphisme de La Cambre compte parmi ses étudiants Alexandre Lorgnier, un Francilien de 23 ans. Avant Bruxelles, le jeune homme avait suivi, au sein de la réputée école Estienne, dans le 13e arrondissement de Paris, une mise à niveau en arts appliqués (Manaa), puis un diplôme des métiers d’art (DMA) en graphisme. Il avait ensuite candidaté à plusieurs écoles des beaux-arts françaises et enchaîné les refus. « Je n’ai été pris nulle part », reconnaît-il.

La Cambre accueille l’avant-garde artistique belge depuis quatre-vingt-dix ans. / Eric Nunès pour "Le Monde"

La sélection dans ces écoles d’art françaises est sévère, en raison de l’accroissement important du nombre de candidats ces dernières années. En 2017, les taux d’admission en première année étaient de 21 % aux Beaux-Arts de Nîmes, de 20 % à Nancy, de 18 % à Dijon, de 15 % à Nantes, de 10 % à Lyon, de 8 % à Strasbourg et à Mulhouse, etc. En 2018, seulement 8 % des candidats ont été pris aux Beaux-Arts de Paris, et 3,5 % aux Arts déco (Ensad). Une machine à produire de l’échec ? « Je n’avais pas le profil », reconnaît Alexandre, qui a obtenu, en Belgique, une des douze places ouvertes dans sa spécialité, pour quatre-vingts candidatures. Car La Cambre sélectionne également – mais différemment des écoles françaises. Une sélection variée : entretien, présentation de travaux, épreuve de dessin, et surtout une sélection par atelier, au termes de cinq jours d’exercices et de discussions encadrés par des professeurs. Les étudiants choisissent l’atelier qu’ils veulent intégrer, les professeurs choisissent les étudiants. Environ 30 % des 500 candidats sont admis en première année.

Réputation européenne

Le reflet d’une philosophie particulière, explique Benoît Hennaut, directeur de l’établissement. « La Cambre a été fondée dans les années 1920, une période de turbulences culturelles durant laquelle les avant-gardistes ont généré de nombreux mouvements artistiques. L’école est porteuse de cette histoire contre l’académisme. Aujourd’hui encore, le projet artistique que nous défendons est marqué par cette génétique-là. »

« L’école est un espace préservé où la prise de risque peut être maximale. Si on doit échouer, c’est ici qu’il faut le faire. C’est dans ce lieu d’expérimentation permanente que les étudiants avancent. » Benoît Hennaut, directeur de La Cambre

C’est cet ADN d’avant-garde qui sert de boussole aux étudiants et les conduit jusqu’à l’ancien cloître. Héléna, une Franco-Belge de 20 ans, a postulé à deux écoles : les Beaux-Arts de Bruxelles et La Cambre. Elle a préféré cette dernière, qu’elle jugeait moins « formatée ». « Dès le concours d’entrée aux Beaux-Arts de Bruxelles, un assistant est venu me voir pour m’expliquer comment dessiner, raconte-t-elle. Je ne fais pas une école d’art pour qu’on me dise quoi faire, mais qu’on me donne les outils, les clés nécessaires pour que j’avance. Je veux être une autodidacte éclairée. » Et la lumière, c’est à La Cambre qu’elle l’a trouvée.

La réputation de l’école n’a pas seulement passé les Ardennes. « Elle est européenne », estime Marta Babakova, étudiante tchèque de 25 ans, en master de design d’accessoires. Pour cette jeune Pragoise aussi, l’identité de l’école tient à sa manière de faire passer ses savoir-faire. Déjà diplômée d’un bachelor en design dans son pays, Marta a acquis ici une méthodologie qui commence par un projet, puis des dessins, une maquette… Une lente élaboration. « Ici on n’exige pas de nous d’être certains. On nous demande juste de mettre tout ce qu’on a sur la table, et c’est seulement après que nous gérerons les aspects techniques », témoigne-t-elle.

Une vie moins chère qu’à Paris

Cette totale liberté, encouragement permanent à une expression artistique débridée, est appliquée dans les trente-cinq cursus de premier et de second cycle proposés par l’école qui compte notamment stylisme, sculpture, design, conservation, peinture, photographie, typographie, cinéma d’animation… Autant de spécialités où chacun est appelé à produire sans frein. Les enseignants, en majorité des professionnels de leur spécialité, « nous poussent », explique Raphaëlle. L’objectif, c’est d’aller plus loin.

La pédagogie est ici l’expression artistique. Benoît Hennaut la revendique, avant le grand bain du monde de l’art contemporain, auquel se promettent ses étudiants. « L’école est un espace préservé où la prise de risque peut être maximale, dit le directeur. Si on doit échouer, c’est ici qu’il faut le faire. C’est dans ce lieu d’expérimentation permanente que les étudiants avancent en fonction de leur propre prise de risque. » Quant à la méthodologie, comme l’intendance, elle suivra.

Pour l’intendance, les étudiants français, et plus particulièrement les Parisiens, apprécient les loyers bruxellois, deux ou trois fois inférieurs à ceux de la capitale française. « Je paie 350 euros pour 25 mètres carrés, et Bruxelles est une ville vraiment belle, dotée d’une vie culturelle dense », apprécie Raphaëlle. Souvent, quand les jeunes Français décrivent les Bruxellois, c’est une avalanche de compliments qui tombent : « ouverts », « patients », « chaleureux », « respectueux »… Même la victoire de la France contre la Belgique en demi-finale de la Coupe du monde de football est digérée, semble-t-il : « Il y a bien eu un tag Nique la France à l’entrée. Mais il a fini par être effacé », dit Alexandre. Enfin, les frais de scolarité pour étudier à La Cambre sont modestes : 350 euros par an.

« Parfois un sentiment d’injustice »

Mais si les étudiants français se trouvent bien à l’Ensav, quelques étudiants belges grincent des dents quand ils doivent batailler avec leurs voisins francophones pour intégrer l’établissement. « Il y a parfois un sentiment d’injustice, admet Héléna. Alors que le cursus belge prévoit l’intégration des écoles d’art après l’obtention de notre équivalent du baccalauréat, nous sommes en concurrence, pour seulement quelques places, avec des étudiants français qui ont déjà suivi des études à l’université, ou parfois des classes préparatoires à près de 10 000 euros l’année. »

Y a-t-il trop de Français à La Cambre ? « Si on part du principe que c’est un établissement du service public belge, financé par les deniers publics belges, on pourrait considérer que 53 %, c’est un chiffre trop important sur un plan administratif et financier, surtout que la réciproque n’est pas de mise côté français », dit le directeur de l’école. « Mais je me réjouis de cette mobilité européenne, c’est une richesse pour cette génération qui n’a jamais connu autre chose qu’une absence de frontière entre nos pays, qu’elles soient physiques ou culturelles. »

Pas de contrôle d’identité sur le campus. « Ce que nous apprenons en cours, c’est autant l’héritage artistique belge que la scène française, se félicite Lionel Dury, 22 ans, belge et étudiant en dessin. C’est notre culture. Nous la partageons. »

Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec les Beaux-Arts Nantes - Saint-Nazaire.