Afrique du Sud : les « secrets » de l’apartheid peu à peu dévoilés
Afrique du Sud : les « secrets » de l’apartheid peu à peu dévoilés
Par Adrien Barbier (Johannesburg, correspondance)
Alors que le pays fête les vingt-cinq ans de la fin du régime ségrégationniste, les scandales et les horreurs de ces années noires remontent doucement à la surface.
La prison de Robben Island, située au large du Cap, où Nelson Mandela fut incarcéré pendant dix-huit ans. Ici, en décembre 2013. / Mark Wessells / REUTERS
Le scénario semble sorti tout droit d’un film catastrophe. Dans les années 1980 et 1990, une obscure milice pro apartheid aurait inoculé intentionnellement le virus du sida à des Noirs vivant dans des quartiers pauvres en Afrique du Sud, sous couvert d’une campagne de vaccination. Sauf que ces affirmations ne sortent en rien d’un film à gros budget. Elles sont présentées comme véridiques dans un documentaire mettant en scène les confessions d’un ancien mercenaire sud-africain ayant appartenu au groupe en question. « Nous étions en guerre, y affirme Alexander Jones, face caméra. Et l’ennemi était la population noire d’Afrique du Sud. »
A l’origine, l’objet du documentaire est tout autre. Cold Case Hammarskjöld, de Mads Brügger et Gorän Björkdahl, présenté au Festival du film de Sundance fin janvier, revient sur la mort du secrétaire général des Nations unies, Dag Hammarskjöld, dans un crash d’avion en Zambie en 1961. Au cours de leur enquête, les réalisateurs se sont penchés sur une excentrique milice sud-africaine, dont l’existence a été révélée en 1998 lors des Commissions vérité et réconciliation, qui revendique la responsabilité de ce crash.
« Maintenir la suprématie des Blancs »
Cette milice, la South African Institute for Maritime Research (SAIMR), était dirigée par un leader étrange et farfelu, Keith Maxwell, qui aimait s’habiller en uniforme d’amiral de la marine anglaise du XVIIIe siècle, avec bien évidemment le chapeau tricorne. Dans les derniers jours de l’apartheid, cet homme aurait approché les services secrets sud-africains, proposant de « mettre à disposition ses ressources », mais aussi de « faire usage de violence et fournir des armes », dans l’objectif de bloquer l’arrivée d’un régime démocratique au pouvoir.
Le documentaire prend donc un virage inattendu lorsque Alexander Jones, qui a appartenu à cette milice pendant trois décennies, rentre dans le détail de ses activités : des assassinats, des coups d’Etat à l’étranger. Il lève aussi le secret sur un « terrible projet sida », visant « à maintenir la suprématie des Blancs sur le continent africain », explique t-il, crûment.
En Afrique du Sud, où le documentaire n’est pas encore distribué, ces révélations n’ont pour le moment rencontré que peu d’écho. A l’étranger, en revanche, certaines analyses, dont celle du New York Times, ont révélé plusieurs contradictions dans le travail des réalisateurs. Alors que ces derniers eux-mêmes invitent les journalistes d’investigation à s’emparer du sujet, l’affaire vient néanmoins s’ajouter à une liste de dossiers noirs révélés ces derniers mois, sur les pratiques criminelles et les dérives du régime de l’apartheid. Tout particulièrement dans les dernières années de son existence, dont la fin il y a vingt-cinq ans est célébrée ce samedi 27 avril.
« Escadrons de la mort »
Ainsi, en août 2018, l’ancien policier Mark Minnie et la journaliste Christ Steyn ont révélé la supposée existence d’un réseau de pédophilie impliquant trois ministres du gouvernement nationaliste blanc de Pieter Botha. Leur ouvrage, The Lost Boys of Bird Island, détaille comment, dans les années 1980, des enfants métis de Port-Elizabeth (sud) étaient kidnappés pour assouvir les pulsions sexuelles d’hommes puissants du Parti national. Suite à la publication de l’ouvrage, Mark Minnie s’est donné la mort dans d’obscures circonstances, défrayant largement la chronique.
Parmi les ministres impliqués à l’époque figure Magnus Malan, sinistre numéro deux du gouvernement et homme de la « solution totale » dirigée contre les mouvements anti-apartheid, incarnation vivante de la brutalité du régime. L’Etat était alors aux abois dans ses dernières années. « Les opposants politiques se faisaient violemment réprimer, les escadrons de la mort menaient des assassinats politiques, et des journaux étaient fermés », rappelle Hennie van Vuuren, directeur de l’organisation sud-africaine Open Secrets.
Quarante tonnes d’archives brûlées
Ce chercheur et militant anticorruption s’est lui-même penché sur les liens troubles entre le régime raciste et certains pays comme la France, et surtout sur leurs manœuvres pour contourner l’embargo des Nations unies sur les ventes d’armes. Sorti en 2017, son livre, Apartheid Guns and Money, détaille comment Pretoria négociait ses achats d’armes avec des entreprises françaises d’armement, directement dans les locaux de l’ambassade sud-africaine à Paris, à quelques centaines de mètres des Invalides.
L’ouvrage s’ouvre sur une anecdote révélatrice : lorsque le pouvoir blanc a pris fin en Afrique du Sud, ses responsables ont cherché à en faire disparaître les secrets les plus dangereux en brûlant 40 tonnes d’archives, concernant essentiellement les affaires intérieures. « Les Commissions vérité et réconciliation [qui se sont tenues entre 1996 et 1998 pour recenser les violations des droits de l’homme commises par le régime blanc] n’ont pas pu aborder tous les crimes, comme les crimes économiques dont on n’avait pas eu vent à l’époque », explique t-il.
Vingt-cinq ans après la fin de l’apartheid, Hennie van Vuuren estime que l’appétit du public pour la recherche de la vérité sur les années noires de l’apartheid va croissant. « Et c’est normal. En général, après une guerre ou un événement traumatique, la première génération cherche à oublier. Puis vient la seconde, qui n’hésite plus à poser les questions difficiles », conclut-il.