LA LISTE DE LA MATINALE

De la répression des manifestations place Tiananmen, il y a trente ans, aux causeries de Le Clézio, la Chine occupe nos lectures cette semaine. Plus loin dans le temps, Robert Solé nous conte le voyage de l’obélisque de Louxor jusqu’à la place de la Concorde. Quant à la philosophe Marlène Zarader, elle nous incite à réfléchir à la notion de « ne rien vouloir ».

RÉCIT. « Des balles et de l’opium », de Liao Yiwu

Des balles et de l’opium restitue les destins de ceux que le régime chinois a catégorisés comme « émeutiers fauteurs de troubles » dans les jours qui ont suivi l’écrasement du mouvement de Tiananmen – en punissant avec une brutalité inouïe, absurde, ceux qui s’étaient associés aux manifestations tenues sur cette place du centre de Pékin entre le 15 avril et le 4 juin 1989. Beaucoup sont des citoyens ordinaires, indignés par l’intervention de l’armée, qui improvisèrent des harangues, essayaient de bloquer les tanks, insultaient les dirigeants au pouvoir. Liao Yiwu les a longuement interrogés, donnant voix à une histoire largement passée sous silence, en livrant leurs témoignages.

Ces parcours individuels, intimes, sont poignants, parfois drôles. Ils donnent une vision unique de la grande histoire du mouvement de Tiananmen et de son anéantissement, comme les chroniques de Svetlana Alexievitch, l’écrivaine biélorusse Prix Nobel de littérature 2015, l’ont si bien fait pour Tchernobyl et l’effondrement de l’URSS. Sauf que les survivants auxquels Liao Yiwu a tendu son enregistreur évoluent dans une Chine ivre de ses succès, dopée à l’« opium » de la réussite et de l’amnésie forcée. « Le grand massacre du 4 juin avait tracé une frontière. Avant, tout le monde, tel un essaim d’abeilles, bourdonnait dans le patriotisme ; depuis, tout le monde, en rangs serrés, s’agglutine autour de l’argent », écrit Liao Yiwu dans ce livre important. Brice Pedroletti

« Des balles et de l’opium » (Zidan yapian), de Liao Yiwu, traduit du chinois par Marie Holzman, Globe, 304 p., 22 €. / SEUIL

MÉMOIRES. « En quête d’une terre à soi », de Gao Ertai

« Si j’étais aujourd’hui un nouveau-né, je serais horrifié par la perspective d’une telle vie », avertit Gao Ertai dès la préface de son autobiographie. Tout est à l’avenant. Revendiquer de penser par soi-même sous Mao était suicidaire. De fait, ce rebelle aurait dû mourir jeune. Son étude Sur le beau, parue en 1957 (non traduite), est une hérésie. Comment oser prétendre que le beau est affaire de goût personnel, puisque le marxisme affirme le contraire ?

Pour ce crime, Gao Ertai a été envoyé à Jiabiangou, un « camp de rééducation », où la plupart des détenus sont morts de faim. Il y a certes survécu, mais le répit fut de courte durée. Dès le début de la Révolution culturelle (1966), il est réduit, des années durant, à passer le balai dans l’institution qui l’emploie.

Alors que la propagande chinoise s’évertue à réduire l’histoire des quarante dernières années à celle d’une formidable croissance économique, Gao Ertai, arrêté en septembre 1989, fait partie des milliers de Chinois dont la vie a été bouleversée par la répression du mouvement de Tiananmen.

Quand il est relâché, il n’a qu’une hâte, fuir ce pays avec sa troisième femme et sa fille schizophrène. Une tentative marquée par la pire tragédie qu’ait connue Gao Ertai : la mort de sa fille. Victime du totalitarisme depuis sa jeunesse, Gao Ertai entame donc la dernière période de sa vie rongé par un atroce sentiment de culpabilité. D’où la noirceur de la préface d’un livre pourtant lumineux. Frédéric Lemaître

« En quête d’une terre à soi » (Xunzhao jiayuan), de Gao Ertai, traduit du chinois par Danielle et Mathilde Chou, Actes Sud, 752 p., 26,80 €. / ACTES SUD

ROMAN. « Les Méandres du Nil », de Robert Solé

Parfois, la poésie d’un texte tient à la sobriété de son écriture et à la rigueur de la pensée qui le sous-tend. Ainsi des Méandres du Nil, ce roman retraçant le périple, au début des années 1830, de l’expédition chargée de rapporter l’obélisque – offert par le vice-roi d’Egypte Méhémet-Ali au roi de France Charles X – depuis le temple de Louxor jusqu’à Paris. Y sont contés, étape après étape, les vicissitudes et les bonheurs du voyage, les difficultés techniques de l’extraction du colosse de granit puis celles de son érection place de la Concorde.

L’extrême précision de la plume de Robert Solé nous met au plus près des proportions du monument pharaonique et de la noble matière dont il est fait, et c’est pour le lecteur source d’une étonnante jubilation. Comme l’est le rythme du récit, qui est surtout celui du Nil. Le paysage et les gens d’Egypte y sont évoqués par d’infimes touches, qui nous font pénétrer le cœur vivant du pays ; le port d’Alexandrie, le fascinant chaos du Caire ou, aux confins de la Haute-Egypte, les silhouettes des Nubiennes sur les rives du fleuve, les rochers noirs polis par le courant à Assouan…

Avec, en contrepoint, l’histoire d’amour de deux jeunes gens natifs de Landerneau, Justin et Clarisse, qui sortiront grandis de leurs séjours sur les rives du Nil, véritable maître du pays. Eglal Errera

« Les Méandres du Nil », de Robert Solé, Seuil, 336 p., 19,50 €. / GLOBE

ESSAI. « Quinze causeries en Chine », de J. M. G. Le Clézio

Quinze causeries en Chine annonce dès son titre la tonalité calme et sereine que déploie J. M. G. Le Clézio, Prix Nobel 2008, dans ces interventions, menées de 2011 à 2017 à Shanghaï, Yangzhou ou Pékin.

Dans le texte « La littérature et la vie », Le Clézio en vient à formuler une conception très proustienne du geste d’écrire : « Ces éléments de ma vie, ces visages, ces paroles, ces odeurs sont au fond de moi, dans un réceptacle incroyablement profond et compliqué, et seule l’écriture, par son balancement, par son pouvoir presque magique, est capable de les faire ressurgir. » Le propos jamais hautain développe une haute ambition : transmettre ce rapport vital à la littérature et donc au monde.

A la préface de Xu Jun, son traducteur, étonnante par la précision recherchée dans le portrait tant d’un homme que d’une œuvre, répond en conclusion de l’ouvrage un « Final » de Le Clézio. Les deux textes en viennent à constituer les deux pieds de l’arche qui font aussi de ce volume un bel éloge de l’amitié : leur rencontre « aura marqué une vie », dit l’écrivain. Bertrand Leclair

« Quinze causeries en Chine. Aventure poétique et échanges littéraires », de J. M. G. Le Clézio, préface de Xu Jun, Gallimard, 208 p., 19,50 €. / GALLIMARD

PHILOSOPHIE. « Cet obscur objet du vouloir », de Marlène Zarader

Que signifie ne rien vouloir ? La force du nouveau livre de Marlène Zarader consiste à poser la question au-delà de sa dimension psychologique et pathologique. Etre tenté par le rien ne se réduit ni à la mélancolie ni à la dépression, mais renvoie à une caractéristique indissociable de l’existence humaine, pourtant inaperçue. Marlène Zarader enquête sur cette dimension abyssale de l’être qui ouvre la vie à une autre dimension que la recherche du bonheur ou de l’assouvissement des désirs.

Dans les pages les plus saisissantes de l’ouvrage, la philosophe, qui n’hésite pas à emprunter les voies de la théologie, analyse une version radicale de cette conception de l’amour chez les mystiques français du XVIIe siècle, en particulier Fénelon et sa correspondante Mme Guyon. Cherchant l’amour désintéressé jusqu’à l’extrême, celle-ci entendait anéantir le moi devant Dieu au point de lui sacrifier jusqu’à son salut. Mais, objecte Marlène Zarader, le moyen ne devient-il pas dans ce cas une fin, et ce qui est visé n’est-il pas la Mort plutôt que le Créateur ?

Ce livre forme un diptyque avec le précédent qu’il précise et complète. Lequel suis-je ? (Encre marine, 2015) soulignait, à partir de lectures de Cortazar, Borges, Dostoïevski mais aussi de Sueurs froides, d’Hitchcok (1958), la structure duelle de notre moi écartelé entre aspiration à la mort mais aussi vouloir vivre. Car la mort n’a pas que des victoires. Nicolas Weill

« Cet obscur objet du vouloir », de Marlène Zarader, Verdier, « Philosophie », 160 p., 16,50 €. / VERDIER