Michael von Graffenried a photographié l’Algérie de la décennie noire (1991-2002), Youcef Krache documente la société algérienne du XXIe siècle, celle qui, tous les mardis et vendredis depuis février, descend dans la rue et affronte la terreur de son passé.

L’un est suisse, issu du photojournalisme et le revendique, l’autre est algérien et se reconnaît davantage dans la photographie documentaire. La galerie Esther Woerdehoff confronte leurs témoignages dans une exposition intitulée « Algérie 91-19 ». Entretien croisé.

Les derniers jours de B, Telemly Alger. / YOUCEF KRACHE / COURTESY GALERIE ESTHER WOERDEHOFF

Vos deux travaux sur l’Algérie sont l’un et l’autre en format panoramique et en noir et blanc. Est-ce une coïncidence ?

Michael von Graffenried Lors de mon premier voyage en Algérie en 1991, j’ai demandé aux gens dans la rue la permission de les photographier. Ils ont tous refusé. Dans l’ambiance paranoïaque de l’époque, il était impensable pour eux de se lier à un étranger. J’étais déprimé, soit je quittais le pays, soit je trouvais le moyen de tricher.

Je voulais faire des photos. L’appareil Widelux était le seul moyen car avec lui, je pouvais photographier sans viser. Je mettais l’appareil photo autour de mon cou, les mains reposaient dessus en toute innocence et je pouvais déclencher quand je le souhaitais. Mon corps est devenu l’objectif, d’abord hasardeux, puis avec la pratique j’ai su quand déclencher et comment me positionner pour balayer la scène qui m’intéressait et obtenir le cadre choisi.

Ce n’était donc pas un appareil photo caché, il était visible, mais avec son apparence vieillotte et basique, et sans poser l’œil sur le viseur, personne ne pouvait imaginer obtenir des photos professionnelles.

Je n’ai pas choisi le format panoramique. Il va de pair avec cet appareil donc je n’avais pas le choix. En revanche, j’ai choisi le noir et blanc pour ne pas rajouter un obstacle à d’autres obstacles : j’étais un étranger, tributaire d’un visa accordé par le gouvernement, c’était la guerre civile et je devais penser constamment à ma sécurité et à celle des personnes qui étaient photographiées. Le développement de la diapositive couleur est très délicat, le noir et blanc me permettait plus de souplesse dans la gestion de la lumière au moment de la prise de vue.

Youcef Krache Je ne m’impose pas de format particulier, j’expérimente les formats photographiques pour trouver celui qui conviendra le mieux à l’histoire que je veux raconter.

Pour mon projet « El Houma » (« Le quartier ») en 2015, j’ai eu entre les mains un appareil comme celui de Michael, mais j’ai rapidement eu des soucis pour développer sur place, donc j’ai abandonné l’outil.

Depuis le 22 février, les Algériens sont dans la rue chaque semaine, leurs revendications sont aussi les miennes. J’ai hésité, fallait-il que je documente, en postant moi aussi comme des milliers de gens des photos sur les réseaux sociaux, ou devais-je manifester ?

Finalement j’ai très peu travaillé avec mon iPhone, j’ai d’abord tenté de raconter les manifestations avec un appareil argentique, mais très vite j’ai préféré filmer avec une caméra, Osmo Pocket, très discrète. Ce matériel propose aussi le format panoramique que j’ai adopté pour restituer les situations avec le plus d’informations possibles dans le cadre : les manifestants, les flics ou les deux parties dans le même tableau.

Le noir et blanc très charbonneux, très contrasté, est un choix esthétique.

Membre d’un comité d’autodéfense, Igoujdal, Kabylie, 1995. / MICHAEL VON GRAFFENRIED / COURTESY GALERIE ESTHER WOERDEHOFF

L’un et l’autre, vous volez les images sans le consentement de ceux que vous photographiez, quelles sont vos positions éthiques et personnelles sur cette pratique ?

YK Je travaille peu en commande pour les journaux. Dans ces cas-là, j’ai un ordre de mission. Malgré tout, je dois ruser pour ne pas immédiatement être associé à un journal étranger, surtout français, et me démarquer des médias « officiels ». Ma dernière commande était dans un stade de foot, je devais documenter les fans politisés. J’ai donné mon contact aux « ultras » que j’ai photographiés et je leur ai envoyé leur photo.

En revanche, dans les manifestations, je ne préviens jamais ceux que je photographie, mon appareil est visible, l’événement est public, ceux qui sont là le sont pour être vus.

Le jeu de communication est partout et tout le monde le sait. Chacun profite de la visibilité de l’événement, les militants du FIS, par exemple [le Front islamique du salut arrive en tête du premier tour des premières législatives libres en décembre 1991], organisent des mises en scène, des shows pour être filmés, photographiés. Les médias tenus par le pouvoir jouent aussi de ça, ils n’ont d’ailleurs pas relayé les premières manifestations. Ils se font régulièrement attaquer par les manifestants, qui craignent de servir la cause du système à leur insu. Je dois toujours composer, expliquer ma position et prouver d’où je parle.

MVG En 1991, les Algériens préféraient être photographiés à leur insu que d’accorder une prise de vue. Cela peut paraître contradictoire, mais c’était notre accord, si une photo d’eux sortait dans la presse, il n’y avait aucune justification à apporter.

J’ai fait une trentaine de voyages en dix ans, chacun d’eux a été différent, avec de nouvelles contraintes liées à des visas de touriste à durée variable. Puis la guerre a rapidement compliqué ma situation, car les touristes avaient totalement disparu. Les autorités m’ont parfois refusé l’entrée dans le pays.

Ma plus grande chance était de ne pas être français. Même si je vivais à Paris, j’ai toujours demandé les visas à Genève. Les Français n’étaient pas les bienvenus en Algérie. Puis j’ai beaucoup parlé avec les gens, je les regardais dans les yeux. Des Algériens, aussi bien des Kabyles que des membres du FIS, m’ont ouvert leur porte.

En décembre 1994, le gouvernement algérien a organisé une opération de communication pour restaurer l’image dégradée du pays après la prise d’otages d’un vol Air France revendiquée par le Groupe islamique armé (GIA). Cette fois-ci, j’ai été accueilli avec mes confrères de la presse internationale avec les plus grands honneurs, sans visa, totalement pris en charge. Le régime voulait nous montrer que l’éradication des terroristes était sous contrôle. Nous avons passé du temps avec l’armée et les « ninjas », les forces spéciales spécialisées dans la lutte antiterroriste. C’était une chance inouïe pour moi, car, lors de mes précédents voyages, on m’aurait arrêté pour une simple photographie de policier.

Ce chapitre manquait à mon puzzle. J’ai alors photographié à découvert. Je participais à cette opération en ayant conscience de l’ambiguïté de la situation, je participais maintenant à la politique officielle. Je savais que cela aurait des conséquences pour ma réputation.

Panique d’un policier en civil dont la voiture banalisée est prise dans les embouteillages du quartier de Bab El-Oued, à Alger, en 1994. / MICHAEL VON GRAFFENRIED / COURTESY GALERIE ESTHER WOERDEHOFF

Dans les années 1990, Michael, vous étiez le seul étranger à photographier l’Algérie. Aujourd’hui, des millions d’Algériens témoignent avec leur photo de la situation du pays. La photo comme contre-pouvoir, vous y croyez toujours ?

YK Lorsqu’un Algérien publie une photo des manifs sur les réseaux sociaux, il obtient des centaines de milliers de vues. Quant à une exposition dans une galerie parisienne, elle est réservée à une petite audience. Les démarches sont très complémentaires.

A l’époque du reportage de Michael, le discours était imposé par le gouvernement et ses agents, les contre-pouvoirs étaient rares. En 2001, après l’assassinat d’un jeune garçon, puis plus tard dans le sud à Ouargla et Ghardaia, les Algériens ont tenté d’exprimer leur colère mais ils ont été durement réprimés.

En 2019, les autorités n’utilisent plus la même violence. L’outil photographique s’est largement démocratisé avec les smartphones et les réseaux sociaux. Nous assistons à un rééquilibrage des forces. Un politicien ou un militaire ne pourra plus imposer sa vision des faits, car, en parallèle, 20 millions de citoyens auront la preuve du contraire.

Des nouvelles pratiques émergent, comme celle du Collectif 220 dont je fais partie. En tant que photographes algériens, nous voulons documenter une réalité qui manque à l’imagerie du pays, coincée entre une iconographie coloniale et une banque d’images institutionnelles, souvent pleines de clichés exotiques, ce que j’appelle « de belles photos assaisonnées au safran ».

MVG Dans les années 1980-1990, la réponse policière était radicale, il suffisait au gouvernement d’éliminer quelques sujets à problèmes. La répression contribuait à la paranoïa générale. Aujourd’hui, le flic ne peut plus agir de la sorte, il est observé, il est contredit.

A mon époque, tout était manipulé, il était très facile pour le système de diriger la pensée populaire. Quelques leurres démocratiques persistaient, comme la circulation de journaux francophones, même si les autorités savaient pertinemment que peu de gens pouvaient les lire.

En 1991, transmettre les photos était long et périlleux. Pour envoyer les films, je passais par un réseau d’intermédiaires inconnus qui prenaient l’avion pour Paris, c’était très incertain et je ne voyais pas les photos envoyées car elles étaient développées à Paris !

Pour la première fois en vingt ans, je sens que la tradition est moins écrasante : cette génération réclame ses droits, les Algériens ne sont plus plombés par la peur, car le monde entier peut savoir ce qu’il se passe.

Ce mouvement m’a réveillé, j’ai eu envie de ressortir ce travail sur la décennie noire pour peut-être inciter les Algériens à reparler de cette époque sombre qu’ils ont collectivement tenté d’oublier.

Les derniers jours de B, 2019. / YOUCEF KRACHE / COURTESY GALERIE ESTHER WOERDEHOFF

Aujourd’hui, quels sont les risques liés à l’exercice de votre profession ? Etaient-ils les mêmes dans les années 1990 ?

YK Les risques encourus lorsqu’on descend dans la rue sont maintenant secondaires. Rien n’est comparable à la violence que j’ai pu voir de mes propres yeux dans les dernières années de la décennie noire.

Ce qui compte, c’est la sincérité du photographe, dans son cadre, dans la légende qu’il appose à la photographie. Il faut lutter contre les fausses informations. Dans les manifestations, celui qui veut détourner la vérité peut être contredit par les centaines de smartphones autour.

La crainte pour nous, photographes, réside bien plus fortement dans l’utilisation de nos images. Vont-elles être publiées à bon escient ? Quelle confiance accorder aux publications qui connaissent peu ou mal notre pays ?

MVG Il manque beaucoup de transparence dans les médias aujourd’hui. Il est facile de mentir avec les photos, les nouvelles techniques le permettent. Tu peux aussi vouloir faire un reportage sincère mais comment est-ce possible quand tu es accompagné d’une équipe de sécurité, d’un traducteur, l’équivalent d’une équipe de tournage de film !

Face à ces pratiques qui demandent du temps, celui qui prend la photo et la publie instantanément sur les réseaux est davantage dans une forme de sincérité.

Il faut dire comment tu as fait une photo, dans quelle situation, quelle est précisément ta relation à ceux que tu photographies.

Dans les années 1990, j’ai exigé de la rédaction de Paris Match, lors d’un bouclage, de relire toutes les légendes, pour être factuel et le plus précis possible. J’étais responsable, je ne pouvais me dédouaner de cette responsabilité auprès des Algériens. J’avais une réputation « d’emmerdeur » auprès des services photo. C’est vrai que j’étais têtu, mais je suis certain que c’est pour cela que j’ai eu la confiance de tous les Algériens, même si je n’étais pas l’un d’eux.

Exposition « Algérie 91-19 » jusqu’au 27 juillet à la galerie Esther Woerdehoff, 36 rue Falguière, 75015 Paris.