« Les Tombeaux sans noms » : la quête spirituelle de Rithy Panh
« Les Tombeaux sans noms » : la quête spirituelle de Rithy Panh
Par Mouna El Mokhtari
Le cinéaste franco-cambodgien part sur les traces des victimes des Khmers rouges.
Photo extraite du documentaire, « Les Tombeaux sans noms », de Rithy Panh. / CDP
Film après film, Rithy Panh ausculte la mémoire du génocide perpétré au Cambodge entre 1975 et 1979. « Disons que j’étais mort, oui. Et tous les miens aussi ou presque. Morts de l’idéologie qui affame, blesse, détruit. Avec une telle vitesse et au nom d’une telle pureté qu’elle peut se trouver même en un paysage tranquille. » Dans Les Tombeaux sans noms, Rithy Panh revient sur les lieux du crime, pour tenter de donner une sépulture à ses proches, assassinés lorsqu’il avait treize ans, et dont il ne sait où ils reposent. « Je ne vis pas dans le passé, je cherche à parler aux âmes. A leur trouver un habit de paix et que cet habit soit aussi le mien », explique le cinéaste à travers la voix de l’acteur Randal Douc. Dans le sillage de L’Image manquante (2013), où il évoquait sa famille à l’aide de figurines en terre, le réalisateur part à la recherche de leurs âmes, que la mort violente et l’absence de tombeau ont condamnées à l’errance, selon les croyances bouddhistes.
Il n’aura fallu que trois ans, huit mois et vingt jours de dictature absolue pour que la République du Kampuchéa démocratique décime 1,7 million de personnes, près d’un quart de la population cambodgienne de l’époque. Rithy Panh nous emmène dans la plaine agricole de la province de Battambang, dans le nord-ouest du Cambodge, où sa famille et lui ont été déportés. Quand les Khmers rouges prennent le pouvoir en avril 1975, ils font évacuer les villes pour « rééduquer » la population urbaine, jugée bourgeoise, corrompue et débauchée, par le travail agricole auprès du « peuple de base », celui des campagnes. « Si on disait que quelqu’un était lié à tel ou tel parti, telle ou telle famille de fonctionnaires ou tel patron, ou s’il était étudiant, intellectuel, il fallait le tuer. Il appartenait à cette classe qui oppressait les autres », se souvient un ancien soldat.
Photos de membres de la famille de Rithy Panh, victimes des Khmers rouges au Cambodge, dans son documentaire « Les Tombeaux sans noms ». / CDP
La peur en héritage
« Celui qui osait résister serait “vay tchaol”, frappé et jeté », poursuit-il. « Ils n’enterraient pas, ils abandonnaient. (…) Ces mots font comme si l’humanité ne valait rien ». Exécutions perpétrées avec les outils à portée de main, c’est-à-dire les instruments agricoles, viols, famine, travaux forcés, délations : les survivants racontent la terreur – bak sbat – que faisaient régner les miliciens du régime. « Avoir peur, (…) c’est devenu notre héritage. On le transmet à nos enfants et petits-enfants. »
« J’ai connu une idéologie qui voulait éliminer l’homme, jusqu’à son souvenir, explique Rithy Panh. Rien ne peut tuer un homme, bizarrement. Il reste tant de signes, tant de pensées qui surgissent, tant d’âmes errantes qui nous appellent, nous attendent. » Comme cette dent déterrée sur les lieux du massacre. « Une dent soudain plus que tout : un être, un seul être que je ne saurais nommer, mais impossible à confondre. Le crime de masse élimine l’être, l’âge, l’origine, les souvenirs, le regard, le nom. » C’est cette quête intime du cinéaste, tant charnelle que spirituelle et incantatoire, que nous suivons. Avec son écriture poétique, les photos des proches disparus et ce paysage « linceul » où la nature a repris ses droits, le cinéaste filme sobrement l’hommage qu’il veut rendre aux siens.
Graves Without a Name / Les Tombeaux sans noms (2017) - Excerpt (English)
Durée : 01:13
Les Tombeaux sans noms, documentaire de Rithy Panh, Christophe Bataille et Agnès Séménaud, Arte France, 2018, 1 h 56. En parallèle, trois documentaires de Rithy Panh sont disponibles sur Arte.tv (S21 : la machine de mort khmère rouge, L’Image manquante et Exil) pendant quatre mois à partir du 23 juin. www.arte.tv