Lafarge en Syrie : une leçon pour les entreprises en zones de guerre
Lafarge en Syrie : une leçon pour les entreprises en zones de guerre
Editorial. Les enseignements des mésaventures de LafargeHocim en Syrie devraient s’imposer à tous les groupes industriels : les concessions qu’ils peuvent être amenés à faire aux parties en conflit finiront par leur coûter cher.
La cimenterie Lafarge de Jalabiya, dans le nord-est de la Syrie, en décembre 2015. | Document "Le Monde"
Editorial. Les informations les plus importantes ne figurent pas toujours dans les gros titres. Le numéro un mondial du ciment, LafargeHolcim, s’est félicité, jeudi 2 mars, d’excellents résultats traduisant des profits en forte hausse. C’est en effet une bonne nouvelle pour ce groupe qui, après la fusion du français Lafarge et du suisse Holcim en 2015, avait plongé dans le rouge en raison des coûts de restructuration.
La moins bonne nouvelle a été traitée plus discrètement. Au terme d’une enquête interne, la direction du cimentier a confirmé les accusations formulées en 2016 par Le Monde et plusieurs ONG à propos des activités du groupe en pleine guerre civile en Syrie. Selon nos investigations, Lafarge – avant la fusion – a indirectement financé en 2013 et 2014 des groupes djihadistes qui avaient instauré un droit de passage pour les ouvriers de sa cimenterie de Jalabiya, dans le nord de la Syrie, ainsi que pour les marchands de ciment qui venaient s’approvisionner. Par ailleurs, pour pouvoir maintenir l’usine en activité dans cette zone où opérait notamment l’organisation terroriste Etat islamique (EI), Lafarge se fournissait en pétrole auprès d’intermédiaires locaux qui s’approvisionnaient auprès de l’EI ou lui payaient des taxes. L’EI a finalement saisi l’usine en septembre 2014, entraînant son évacuation.
L’ONG Sherpa et le Centre européen des droits constitutionnels de Berlin ont porté plainte en novembre contre le cimentier pour « financement du terrorisme » et, notamment, « complicité de crimes contre l’humanité ». Le ministère français de l’économie a également saisi la justice, car l’Union européenne avait interdit, dès novembre 2011, l’achat de pétrole en Syrie.
Jeudi, LafargeHolcim a reconnu que « les mesures prises pour poursuivre les activités de l’usine (en Syrie) étaient inacceptables ». L’enquête interne, a poursuivi le groupe, a révélé des « erreurs de jugement significatives ». La détérioration de la situation en Syrie avait posé des « défis complexes » à l’usine, quant à son approvisionnement et à la sécurité de son personnel : différents groupes armés se disputaient le contrôle de la zone de Jalabiya. LafargeHolcim reconnaît que des paiements ont alors été versés à des tiers visés par des sanctions de l’UE, mais affirme ne pas avoir pu les identifier. Le groupe cimentier s’est aussi abstenu de révéler le montant des sommes versées. Il a, depuis, créé un comité d’éthique chargé d’évaluer ce type de risques.
Cette affaire met en lumière les risques que prennent les entreprises en maintenant leurs activités dans les zones de guerre. Le Monde a, dans une enquête publiée le 4 octobre, montré comment l’industrie mondiale du talc finançait les talibans et l’EI en Afghanistan.
La leçon des mésaventures de Lafarge en Syrie devrait s’imposer à tous les groupes industriels : tôt ou tard, les concessions qu’ils peuvent être amenés à faire aux parties en conflit finiront par leur coûter cher, au moins en termes d’image.
C’est visiblement la conclusion qu’a tirée le groupe Air liquide, qui a annoncé vendredi mettre fin à ses activités dans le Donbass, en Ukraine, à la suite de la prise de contrôle de sociétés ukrainiennes, dont la filiale d’Air liquide, par les rebelles prorusses. « La priorité du groupe reste d’assurer la sécurité de ses collaborateurs et de respecter les règles applicables, tant en droit ukrainien qu’international », a précisé Air liquide. C’est une sage décision.