En Afrique du Sud, les artistes sont-ils condamnés à être des agents provocateurs ?
En Afrique du Sud, les artistes sont-ils condamnés à être des agents provocateurs ?
Par Roxana Azimi (contributrice Le Monde Afrique)
La Fondation Vuitton consacre l’exposition « Etre là » à l’art contemporain sud-africain, qui, malgré la fin de l’apartheid, est encore très imprégné de militantisme.
Dans les démocraties occidentales, les artistes se méfient généralement de l’art engagé. La création ne doit servir qu’une cause, la sienne. En Afrique du Sud, en revanche, les plasticiens se veulent agents provocateurs. Quoi de plus normal dans un pays qui a subi des décennies de discrimination raciale séparant la population en quatre catégories : les Blancs, les Indiens, les métis et les Noirs.
Durant l’apartheid, instauré en 1948, les Noirs furent regroupés de force selon leur origine tribale et leur langue. Ils étaient privés de tout, du droit de circulation comme du droit de grève. L’instauration de zones d’habitations séparées et la mise en place de passeports limitant leurs déplacements ont fatalement posé une chape de plomb sur les artistes de couleur.
Certains, comme Ernest Mancoba, qui participa au mouvement CoBrA, ou le peintre et musicien Gerard Sekoto, avaient fui le racisme ambiant et émigré à Paris avant l’instauration de l’apartheid. Pour les moins chanceux restés sur place, ce sera le chemin de croix. « L’accès aux écoles d’art leur était limité et, dans les premières années de l’apartheid, il n’y avait absolument rien dans les townships », rappelle Neil Dundas, commissaire d’exposition à la Goodman Gallery.
Sous le manteau
Malgré tout, dès les années 1950, une scène underground noire se développe en sourdine. Le Polly Street Art Center, école montée en 1952 à Johannesburg, tentera de faire bouger les lignes. Linda Givon, elle, déplacera des montagnes. En 1966, la jeune femme formée en Angleterre fonde la Goodman Gallery à Johannesburg. Avec un parti pris : exposer indifféremment artistes blancs et noirs avec pour seul tamis la qualité. Ainsi présentera-t-elle des artistes comme Sydney Kumalo et Leonard Matsoso, issus du Polly Street Art Centre. A ses risques et périls. « Lors des vernissages, la police débarquait et les artistes prenaient soudain les plateaux de champagne et prétendaient qu’ils étaient des serveurs », raconte Liza Essers, qui a pris les rênes de la galerie en 2008.
« Parfois, les expositions entières ont été confisquées, les œuvres ont été retenues comme des preuves au tribunal, ajoute Neil Dundas. Il y avait des noms impossibles à prononcer, comme celui de Steve Biko. Même s’il était mort, on ne pouvait pas le représenter. » Au pic du régime ségrégationniste, les œuvres des artistes noirs sont diffusées sous le manteau, parfois envoyées à l’étranger. « Beaucoup d’entre eux ont été affectés par le boycott contre l’Afrique du Sud, rappelle Neil Dundas. Ils avaient des difficultés à se faire entendre. »
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Durée : 03:35
L’artiste David Koloane n’a pas oublié ces années où il avait pour seules cimaises celles des salles communautaires dans les townships. « On avait à peine un ou deux jours d’exposition, raconte-t-il, sourire las et jambes flageolantes. Après il fallait tout décrocher pour laisser place à un mariage ou à un cours de danse. » Pour faire passer sa colère, Koloane a choisi la figure métaphorique des chiens errant dans les townships, qui finissent par mordre à force d’être pourchassés. En 1982, il coordonne l’exposition Art Towards Social Development, Culture and Résistance au Botswana, regroupant des centaines d’artistes, écrivains, musiciens sud-africains, pour beaucoup exilés. Cette manifestation fait date, posant l’art comme « arme de combat » et l’artiste comme « travailleur culturel ».
Impossible pour les progressistes blancs d’ignorer ce contexte. Pour les vétérans comme Sue Williamson, l’art et l’activisme vont de pair. « Notre génération n’avait pas d’autre choix que d’être militante, explique cette grande dame de la scène sud-africaine. On voulait faire des œuvres qui appellent au changement. » William Kentridge, dont les parents furent avocats de prisonniers politiques, ne dit pas autre chose. « La politique s’invitait toujours à table le soir, raconte-t-il. Elle était si présente, si imbriquée dans la vie quotidienne, que j’aurais vécu comme une automutilation de faire une œuvre qui ne parle pas de ce pan de ma vie. » En 1989, le dessinateur prodige invente deux personnages, Soho Eckstein, industriel avare et redoutable engoncé dans son complet trois pièces et ses idées rances, et Felix Teitlebaum, son alter ego sensible et empathique. Deux pôles opposés de la société sud-africaine.
Période d’euphorie
Après la fin de l’apartheid en 1991 et l’élection, trois ans plus tard, de Nelson Mandela à la présidence du pays, c’est l’explosion de joie dans la communauté noire. Les artistes exultent, commémorent, célèbrent à tous crins. Albie Sachs, l’un des avocats du Congrès national africain (ANC, le parti de Nelson Mandela), donne le ton dès 1990 dans un article intitulé « Preparing ourselves for freedom ». « J’ai déclaré pendant des années que l’art était une arme de combat, dit-il. Mais maintenant, il me semble que cette formule ne signifie plus rien. C’est faux et peut-être même dangereux. » Sentez-vous libres de composer des chansons d’amour ou de peindre des bouquets de fleurs, exhorte-t-il. A l’orée des années 2000, de nouvelles galeries comme Stevenson ou Momo émergent. « Pour les artistes, soudain il n’y avait plus d’autres limites que le ciel, rappelle Joost Bosland, directeur de la galerie Stevenson. Ils pouvaient traiter de toute chose. Ils n’avaient plus à faire de commentaires directs sur le monde qui les entourait. »
Mais pour les habitués de la protestation, le virage démocratique se traduit par un passage à vide. « Ils se sont trouvés dans une situation compliquée : ils n’avaient plus de cible, constate Neil Dundas. Comment trouver la bonne façon de parler ? Comment rester sur le devant de la scène ? L’art protestataire devait forcément changer. » Tenu quelque temps en sourdine, le politique revient au galop. Il suffit de se balader dans les galeries du Cap et de Johannesburg pour le voir imprégner toutes les pratiques. « Entre 1994 et 2008, on a connu une période d’euphorie. Depuis, le climat a changé, résume David Koloane. Trop de choses ont été négligées, et elles reviennent comme un boomerang. »
Les griefs sont légion, du souvenir du massacre perpétré dans le township de Sharpeville en 1960 par la police à la tuerie de Marikana, où 34 mineurs grévistes furent tués par la police en 2012. Le déni du sida et l’homophobie restent tenaces. Le chômage attise la xénophobie. Les banlieues cossues sont toujours peuplées de Blancs, tandis que les Noirs s’agrègent encore dans les quartiers pauvres. Le philosophe camerounais Achille Mbembe, qui vit en Afrique du Sud, le rappelle : « On ne peut pas démanteler en un quart de siècle des structures qui ont été mises en place pendant un siècle. »
Le processus démocratique s’est grippé et la frange la plus jeune de la société se sent flouée. « On a raté des étapes dans la cicatrisation des plaies et on est allé directement vers le pardon. Mais ça ne marche pas comme ça, estime l’artiste Buhlebezwe Siwani dans son petit atelier sans fenêtre du Cap. Nos parents avaient été infirmiers pour que leurs enfants deviennent avocats, que leurs petits-enfants soient cosmonautes et enfin que leurs arrière-petits-enfants deviennent artistes. Sauf que les artistes noirs sont toujours peu visibles, en particulier les femmes. »
Le conflit de générations s’est exacerbé dans les récentes protestations étudiantes contre l’augmentation des frais de scolarité. Bibliothèques et salles de cours sont incendiées. « C’est une vraie révolution, prévient Athi-Patra Ruga, artiste emblématique d’une génération désenchantée. Ce n’est pas un hashtag qui devient obsolète après quarante-huit heures. On s’est rendu compte que tout ce qu’on nous a dit était faux. On nous a promis l’éducation gratuite, mais on ne s’y est pas tenu. On a prétendu que la démocratie serait une destination et non un voyage, et ça aussi, c’était faux. On en a marre du déni du sida, de l’homophobie. Nos yeux sont grands ouverts. On ne croit pas à l’homme providentiel. »
Plus que l’aigreur, c’est la revendication qui se lit dans les œuvres. « La génération précédente, c’était des observateurs. Nous sommes des acteurs, nous faisons les choses de l’intérieur », tranche, implacable, Buhlebezwe Siwani. La photographe Zanele Muholi, qui documente depuis dix ans le quotidien des lesbiennes noires en Afrique du Sud, ne compte guère sur l’Etat pour faire changer les mentalités. Aussi a-t-elle fondé en 2002 le Forum for the Empowerment of Women à Gauteng pour l’accueil des lesbiennes noires.
Décoloniser la pensée
Cette nouvelle expression de la conscience noire s’accompagne d’un retour vers les langues et pratiques vernaculaires et vers le chamanisme. Avec un mot d’ordre : la décolonisation de la pensée. « C’est honteux que les Sud-Africains blancs soient incapables de parler aucune de nos langues », s’indigne Buhlebezwe Siwani, qui, dans ses sculptures composées de savon, glisse des mots en zulu ou khoisan. « Je refuse d’utiliser l’anglais », lance-t-elle, bravache.
Impossible, dans ce climat, de ne pas se laisser submerger par les questions sociopolitiques. William Kentridge a passé ces dernières années à monter des opéras et à traiter d’autres sujets que ceux directement sud-africains. Mais à chaque fois qu’il doit parler de vérité ou de réconciliation, d’histoire ou de violence, de culpabilité et de responsabilité, les personnages de Soho et Teitelbaum se rappellent à son (mauvais) souvenir. « Ils sont comme deux personnages de la commedia dell’arte, assis sur le banc de touche et qui m’interpellent régulièrement en disant “et nous, et nous”, sourit-il. Je n’imaginais pas qu’ils allaient me poursuivre tout le reste de ma vie. Je les accepte comme une famille qui a pris racine. »
Un peu trop, peut-être. Car les noces entre l’art et la politique se sont enkystées. « L’une des impasses de l’art sud-africain, c’est d’être arrimé à la politique, regrette Achille Mbembe. Les artistes gagneraient à puiser dans d’autres archives, y compris dans le reste du continent. » Joost Bosland ajoute, volontiers provocateur : « Qu’y aurait-il de plus politique que de faire ce qu’on n’attend pas de vous, c’est-à-dire de l’art non politique ? »
Article tiré du hors-série du Monde, Art, le printemps africain, 84 pages, 12 euros, en librairie et sur boutique.lemonde.fr.
Exposition « Etre là, Afrique du Sud, une scène contemporaine », Fondation Louis-Vuitton, dans le cadre de l’événement « Art/Afrique, le nouvel atelier », du 26 avril au 28 août 2017
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