Jay Asher, l’optimiste conteur du malaise adolescent
Jay Asher, l’optimiste conteur du malaise adolescent
Par Damien Leloup
L’auteur de « Treize raisons », le roman sur le harcèlement et le suicide d’une lycéenne adapté par Netflix cette année, croit dur comme fer à la rédemption et au progrès.
Lorsqu’on le rencontre à Paris, où il est de passage à l’occasion du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, Jay Asher loge dans un hôtel de la rue Cassette, à Paris. La coïncidence amuse beaucoup cet auteur américain connu dans le monde entier pour son roman 13 Reasons Why (Treize raisons, chez Albin Michel), adapté en série à succès par Netflix cette année, dans lequel le personnage principal cherche à comprendre les raisons du suicide de son amie en écoutant les treize cassettes audio qu’elle a laissées après sa mort.
Pour l’auteur, 42 ans, le succès phénoménal de la série a été en partie une surprise. « On ne sait jamais si une série, un film ou un livre va plaire », dit-il, peut-être méfiant après avoir essuyé plusieurs refus d’éditeurs pendant des années. « Mais ce dont j’étais certain, c’est que les personnes qui s’occupaient de l’adaptation avaient vraiment compris le livre et son message – mon premier découpage pour le roman était d’ailleurs beaucoup plus proche de celui d’une série télévisée, pour pouvoir rentrer en détail dans la psychologie de tous les personnages. »
Produite par la chanteuse Selena Gomez, la série, dure et sombre, a aussi attiré son lot de détracteurs et de critiques, qui reprochaient à Treize raisons de montrer trop crûment le suicide, voire de le glorifier. Ces reproches n’ont, eux, pas vraiment surpris l’auteur :
« Ce sont des conversations que j’ai très souvent eues avec des parents par le passé. Ils voient que leur enfant lit un livre pour adolescents sur le suicide et, bien sûr, ils se posent des questions. Mais ce qui est intéressant, c’est que dans quasiment tous les cas, que les parents aient lu le livre ou non, ils finissent par constater qu’il leur a permis d’avoir une discussion sur un sujet grave avec leur enfant, une discussion qu’ils n’auraient peut-être pas eue autrement. »
Jay Asher. / Sonya Sones
Lui-même père d’un jeune fils, Jay Asher passe beaucoup de temps en déplacement dans les lycées américains pour parler de son travail et des problématiques du harcèlement, de la violence sexuelle et du suicide. Et pour lui, il est clair que les adolescents n’ont aucun problème à parler de ces sujets. « Les adolescents en parlent entre eux. Les adultes en parlent entre eux. Mais les adultes sont très mal à l’aise à l’idée d’en parler avec leurs enfants », constate-t-il. Ce qui rend les fictions sur ces sujets précieuses, c’est qu’elles facilitent la conversation : « On parle de personnages, pas d’une situation réelle – cette petite distance permet d’aborder la conversation de manière légèrement distanciée. »
Si Treize raisons montre, de manière très directe, la violence que peut revêtir la vie d’adolescents, M. Asher est dithyrambique lorsqu’il dresse le portrait d’une classe d’âge que l’on caricature souvent comme désabusée et déprimée :
« Lorsque je quitte un lycée après avoir discuté avec des élèves, je me demande souvent pourquoi nous ne donnons pas les clés aux adolescents. Ils sont perpétuellement en recherche de solutions. Ils sont, plus que les adultes, ouverts aux idées qui ne sont pas les leurs… Même si, bien sûr, j’ai conscience que l’équilibre entre le réalisme et l’idéalisme, entre le conservatisme des adultes et les idées nouvelles des plus jeunes, est aussi ce qui fait avancer les choses. »
L’idée d’un monde des adultes totalement coupé des préoccupations des adolescents lui semble aussi une caricature : « Je rappelle souvent aux lycéens que je rencontre que si je suis venu les voir, c’est parce que j’ai été invité par des adultes – qui comprennent et s’intéressent à leurs vies. »
Optimiste revendiqué
C’est un paradoxe : connu pour un roman sombre et dur sur le suicide, Jay Asher est un homme enjoué et optimiste. « Je n’aime pas les livres tristes. C’est pour ça que j’ai écrit Treize raisons en essayant de faire en sorte qu’il puisse captiver des gens comme moi », dit-il. Ses premiers romans, qui n’ont pas trouvé d’éditeur, étaient des livres humoristiques à destination des 10-12 ans. Mais c’est avec Treize raisons qu’il a trouvé sa voie – une histoire qu’il a mûrie durant plusieurs années dans sa tête, inspirée par la tentative de suicide d’une proche, et l’écoute d’un audioguide dans un musée.
« What Light », un autre roman de Jay Asher. / Michel Lafon
Les paradoxes, Jay Asher les manie avec aisance. Le message au cœur de Treize raisons est que toutes nos actions, même les plus banales, ont des conséquences sur les autres. Celui de The Future of Us (traduit sous le titre Profil chez Macadam en 2012), coécrit avec Carolyn Mackler, est qu’il est impossible de prévoir l’avenir… et les conséquences de nos actions. Lui n’y voit pas de contradiction, estimant que « ce n’est pas parce qu’on ne peut pas prévoir toutes les conséquences de ce que l’on fait qu’il ne faut pas y réfléchir ». L’homme aime les jeux de miroir. Son dernier roman, What Light (Michel Lafon), raconte une histoire d’amour à Noël entre une jeune femme et un jeune homme ostracisé dans sa ville pour un acte de violence remontant à plusieurs années. « L’un des messages de What Light est que l’on peut changer. Mais je viens aussi de scénariser une bande dessinée inspirée du Joueur de flûte de Hamelin dans laquelle l’héroïne se rend compte que l’homme qu’elle aime ne changera jamais. »
Les thématiques du changement, de l’évolution, sont une constante dans les romans de Jay Asher. C’est, bien sûr, classique dans les romans pour adolescents, mais ses textes ne sont pas vraiment des récits initiatiques. Plus que le passage à l’âge adulte, ce sont les questions du pardon, de la rédemption qui semblent occuper largement son esprit. Au point de flirter avec la dimension religieuse dans What Light, qui se déroule à l’approche de Noël. Lorsqu’on lui demande s’il est croyant ou pratiquant, Jay Asher hésite brièvement, mais répond par l’affirmative – tout en précisant qu’après avoir été baptisé enfant, il n’a pas pratiqué durant de nombreuses années.
« L’idée de “What Light”, d’une histoire d’amour se déroulant à Noël, me trottait dans la tête depuis longtemps, et il était important pour moi qu’un des personnages soit croyant. Mais ce n’est pas le thème principal de l’histoire, c’est pourquoi ce n’est pas l’héroïne mais le garçon dont elle tombe amoureuse qui évoque la religion. »
Le désir de respect comme constante
En attendant de laisser mûrir son prochain projet – il reconnaît volontiers avoir besoin de plusieurs années entre l’idée d’un livre et son écriture –, Jay Asher prend très régulièrement son bâton de pèlerin pour se rendre dans les lycées. Il parle avec un plaisir manifeste de ses rencontres avec les lycéens, qu’ils soient lecteurs de ses livres ou non. Pendant longtemps, il a mis un point d’honneur à répondre à tous ses lecteurs – mais depuis l’adaptation de Treize raisons par Netflix, il a dû abandonner, dépassé par le volume de courriels qu’il reçoit.
La vie des lycéens et lycéennes « a beaucoup changé en dix ans, notamment avec l’arrivée des réseaux sociaux », note-t-il, mais « les sujets et les questions restent les mêmes : qu’elle soit dans la cour du lycée ou sur Internet, une rumeur reste une rumeur ». Il constate que les réseaux sociaux changent tout de même la donne, parce qu’ils rendent encore plus difficile d’échapper au harcèlement, qui peut désormais avoir lieu « partout et 24 heures sur 24 ». Mais des métropoles aux petites villes, aux Etats-Unis ou en Europe, les questions que lui posent les adolescents depuis dix ans sont presque toujours les mêmes. Principal point commun : « Où que je me rende, je retrouve le même désir de respect. »
Cette constante justifie aussi pour lui un énième paradoxe : malgré l’omniprésence des réseaux sociaux dans la vie des adolescents qu’il rencontre, ses personnages vivent leur vie presque totalement hors-ligne. Treize raisons a été écrit avant l’arrivée de Facebook, qui n’apparaît dans Profil que comme un objet magique venu du futur, et Sierra, l’héroïne de What Light, n’utilise pas les réseaux sociaux quand bien même elle vit loin de ses amies le temps du mois de décembre. Un choix essentiellement narratif : « C’est plus facile de raconter une histoire personnelle sans faire intervenir la technologie », juge M. Asher, pour qui « la plupart des lecteurs adolescents ne remarquent même pas l’absence de ces outils ».
La couverture de « 13 Reasons Why ». / Albin Michel
Eternel optimiste, Jay Asher semble aussi croire à la possibilité de la rédemption pour la société dans laquelle il vit. Les répercussions de l’affaire Weinstein lui font imaginer un avenir proche dans lequel le harcèlement et les violences sexuelles seront enfin pris au sérieux.
« Nous sommes, collectivement, enfin d’accord pour dire que c’est un problème qu’il faut prendre à bras-le-corps. Et on ne peut pas faire marche arrière après ça. Avant, la société considérait le harcèlement de manière superficielle : on se disait “c’est mal”, et puis ça s’arrêtait là. Mon expérience, c’est qu’un large débat public change les choses en profondeur. Lorsque j’interviens dans des lycées où “Treize raisons” fait partie du programme obligatoire, je vois que des choses changent. Vous ne pouvez pas avoir une discussion approfondie sur le harcèlement à l’échelle d’un lycée et continuer ensuite à faire comme si de rien n’était. »
Jay Asher sera en dédicace au Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, samedi 2 décembre, de 16 heures à 18 heures.