Coupe du monde 2018 : les Bleus, le sacrifice et le talent
Coupe du monde 2018 : les Bleus, le sacrifice et le talent
Par Les Cahiers du Football
Pour se hisser en finale, les Bleus ont laissé le ballon aux Belges et misé sur le talent et leur discipline tactique. Une stratégie payante pour l’instant. L’analyse tactique des « Cahiers du foot ».
Antoine Griezmann au sol après une intervention sur Eden Hazard, le 10 juillet 2018 à Saint-Pétersbourg. / ANTON VAGANOV / REUTERS
Un vieux dicton du basket américain affirme qu’« on ne peut pas enseigner la taille » : au-delà des qualités d’un joueur, le gabarit jouera toujours un rôle pour atteindre un panier situé à 3,05 mètres de haut. Pour un sélectionneur de foot, on pourrait proposer une variante : « On ne peut pas enseigner le talent. » Contrairement aux formateurs et aux entraîneurs de clubs, les sélectionneurs, qui croisent plus leurs joueurs qu’ils ne travaillent avec tant les rassemblements internationaux sont rares, peuvent difficilement faire progresser leurs ouailles. Dépendants de la qualité et de la profondeur du réservoir, ils ont vingt-trois pièces et un mois pour construire le meilleur édifice. A eux d’être malins, ni trop ambitieux, ni trop modestes.
Dans les matches à élimination directe de cette Coupe du monde, les Bleus, qui se sont qualifiés pour leur troisième finale lors des six dernières éditions mardi soir, ont affronté trois adversaires bien différents. L’Argentine, qui ne vivait que par le jeu, voulait une cathédrale mais n’avait que la nef. L’Uruguay, défensif au point d’en devenir inoffensif, rêvait de mur mais les fondations n’étaient pas aussi solides que prévu. Et le couteau suisse de la Belgique, dont l’adaptabilité tactique servait autant à montrer ses forces qu’à masquer ses lacunes, ne coupait finalement pas si bien…
Didier Deschamps, lui, n’est pas le plus grand des bâtisseurs. Si on lui donne des planches et des clous, il fera une table. Stable, fonctionnelle, prête à l’emploi. La nouvelle génération française, d’une incroyable qualité et arrivée à maturité, a logiquement changé les attentes : avec une perceuse, du titane et des diamants, ne pourrait-on pas faire plus clinquant ?
Alors Deschamps a joué les alchimistes, testé différentes formules et commencé la compétition face à l’Australie avec Tolisso, Pogba, Mbappé, Griezmann et Dembélé ensemble sur le terrain. Quatre-vingt-dix minutes décevantes plus tard, le choix était, semble-t-il, fait : retour à la table. En titane et ornée de diamants, tout de même. Avec des stars qui, avant de faire la différence, œuvrent pour le collectif, quitte à ne pas briller.
Le sacrifice de Griezmann
C’est le cas de Griezmann, essentiel face à la Belgique dans un rôle tellement particulier qu’il peut provoquer l’incompréhension. Au sein du bloc bas français, destiné à aspirer la Belgique pour jouer en contre, il a d’abord abattu, comme son compère Giroud, un énorme travail défensif. C’est aussi lui que les Français ont sollicité dès la récupération du ballon et qui, grâce à sa qualité technique, a permis de le ressortir proprement en une touche de balle malgré le pressing adverse. Travailleur et courroie de transmission, des tâches qui peuvent paraître ingrates pour un tel talent offensif, dans un contexte qui lui est finalement assez familier. « On a défendu et on marque un but sur coup de pied arrêté. C’était un peu comme à l’Atlético, je me suis bien retrouvé », confia-t-il ainsi à TF1 après la rencontre.
Comme l’Atlético Madrid, la France a une nouvelle fois joué en besogneuse, ajoutant le combat à son talent naturel. Avec les dangers inhérents au bloc bas (risques de concéder des coups de pieds arrêtés, erreurs interdites avec un ballon à proximité de sa surface) et les antidotes de Didier Deschamps (propreté du jeu avec seulement six fautes commises, domination dans le duel aérien et grande forme de Lloris). Avec, surtout, une discipline tactique de tous les instants.
Car Roberto Martinez, le sélectionneur belge, avait une nouvelle fois préparé un plan spécifique : défense à quatre qui passe à trois avec le ballon pour que Chadli monte côté droit, Fellaini derrière Lukaku en phase offensive et sur Pogba en phase défensive, Dembélé titularisé pour distribuer au cœur du jeu et en renfort défensif sur Mbappé, Hazard au duel avec Pavard à gauche…
De la microtactique difficile à anticiper, avec une liberté laissée à De Bruyne entre les lignes côté droit, qui aurait pu perturber les Bleus. Et pourtant, à l’image d’un Matuidi faisant toujours le bon choix pour empêcher Chadli et De Bruyne de se mettre en position de centre et finissant avec 85 % de duels gagnés, les idées belges se sont heurtées à un mur. A un 4-2-3-1 qui n’en avait que le nom, Mbappé, ailier droit, jouant deux crans plus haut que Matuidi, annoncé ailier gauche mais qui passa le match près de Kanté.
Le Belge Kevin De Bruyne, pris en étau au milieu de quatre jours français, le 10 juillet 2018 à Saint-Pétersbourg. / Thanassis Stavrakis / AP
« On a perdu contre une équipe qui joue à rien »
Bien sûr, en faisant défendre dix joueurs face à sept Belges, les trois défenseurs restant toujours en couverture sans jamais porter la balle, la France réduisait de facto les espaces. Et frustrait son adversaire, à l’image d’un Courtois déclarant ensuite au micro de la RTBF : « La France a joué à défendre avec onze joueurs à 40 mètres de leur but. On a perdu contre une équipe qui joue à rien, qui défend. »
Mais en laissant la Belgique faire tourner le ballon et augmenter ses statistiques dans le vide (64 % de possession et 21 centres, mais seulement 9 tirs à 19 et 42 % de duels gagnés par les Diables rouges), elle a trouvé du confort dans l’attente, même face à Lukaku et Fellaini, colosses qui n’ont jamais semblé aussi petits. Et n’a été embêtée que par Hazard, intenable face à Pavard et heureusement plus discret une fois dans l’axe en seconde période.
L’axe, le cœur de la bataille. Comme face à l’Uruguay, la France a refusé à son adversaire le droit d’y pénétrer, orientant le jeu vers l’aile pour des centres qu’elle s’est appliquée à contrer ou dégager. Même Dembélé, brillant avec Tottenham n’a jamais pu trouver des lignes de passes dans une zone si peuplée. Finalement, quand la Belgique arrivait à solliciter un joueur libre, c’est souvent parce que les Bleus autorisaient qu’il le soit. Le résultat faisant foi, difficile d’exiger autre chose des Bleus, surtout quand l’affaire se règle à la loyale et sans grandes frayeurs. Restent tout de même quelques interrogations sur cette approche défensive, qui seront effacées en cas de succès final mais empêchent encore la sérénité d’être totale.
Et si la France était menée ?
D’abord, la rareté des phases d’attaques placées, très peu nécessaires jusqu’alors mais qui deviendraient automatiques si l’adversaire ouvrait le score et se repliait. Après tout, les galères face à l’Australie et au Danemark ne sont pas si anciennes. Le manque de réussite de Giroud ensuite, qui défend et gagne ses duels aériens, mais n’a toujours pas cadré un tir dans cette Coupe du monde. La part laissée à la chance, ou plutôt à la malchance, enfin.
Fermer le jeu, même avec beaucoup de talent, comporte toujours un risque : le but, plus rare, prend alors une importance considérable. Le hasard (la réalisation chanceuse de Mercado pour l’Argentine, le tir improbable d’Eder en 2016… désolé pour le souvenir) et les coups de pieds arrêtés peuvent faire basculer les matchs dans un sens ou dans l’autre. Or l’Angleterre, moins talentueuse que la France mais très solide, a marqué huit de ses onze buts sur phases arrêtées – important notamment des systèmes venus de NBA. On en revient alors à notre point de départ.
On ne peut pas enseigner le talent à des guerriers, mais on peut apprendre à des joueurs extraordinaires à se sacrifier les uns pour les autres. C’est ce qu’a fait Didier Deschamps, avec une réussite indéniable qui fera de son équipe la favorite en finale. Mais, dans un sport très rationnel quand il y a des buts – en atteste la fuite en avant vers l’offensive en Ligue des champions et dans les grands championnats – et pas toujours quand ils se raréfient (Grèce 2004), la frontière entre sacrifice et bride reste fine.
Christophe Kuchly
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