« Haut Karabakh : il faut une solution et non un statu quo »
« Haut Karabakh : il faut une solution et non un statu quo »
En ne tranchant pas sur l’autodétermination, la France et les grandes puissances ne font que se ranger sur les positions de la dictature azérie, estime Mihran Amtablian.
Par Mihran Amtablian, ancien rédacteur en chef de France Arménie
Ce n’est sans doute qu’une accalmie. Les canons se sont tus dans la région du Haut Karabakh après l’attaque azérie aux armes lourdes, chars, hélicoptères de combat, missiles autoportés, lancée du 2 au 5 avril. Pour deux raisons : d’abord, l’agression massive de l’Azerbaïdjan contre cette région arménienne a échoué, ensuite cette réactivation du conflit militaire n’était pas dans les intérêts de Vladimir Poutine.
Ce n’est qu’une accalmie parce que Bakou n’a aucune raison d’abandonner son option belliciste et militaire compte tenu du jeu international des grandes puissances. Ce n’est qu’une accalmie car le conflit a des racines profondes et puissantes. Il ne s’agit pas simplement d’une querelle autour d’un territoire minuscule de 4 000 km² et de deux cent mille Arméniens vivant là leur histoire plurimillénaire. Dans son immédiateté, ce conflit est celui de l’éclatement d’une frontière coloniale. Les limites, dites internationales, de ce territoire sont encore celles de l’ordre soviétique. Soustrait à la République d’Arménie au bénéfice de l’Azerbaïdjan, cette amputation servait d’abord la domination russo-bolchevique en jouant sur la division des populations. Cette séparation est prégnante dans la mémoire arménienne autant que l’étaient la défaite de Sedan et la session de l’Alsace et la Lorraine dans notre mémoire française.
Mémoire des massacres
Sur l’horizon plus long de la conscience collective des uns et des autres, la fraternité internationale, imposés par l’armée rouge, n’a pas effacé les massacres d’Arméniens de Chouchi en 1905 et 1920 ni de Bakou en 1905 et 1990, ni l’épuration des villages turcophones du Sud arménien en 1918-1919. L’antagonisme turco arménien issu du génocide de 1915 auquel les populations turques azéries ont participé, s’est poursuivi dans l’URSS. La politique discriminatoire menée par l’Azerbaïdjan soviétique dans la région autonome du Haut Karabakh est très prégnante. À la tête du pays et du KGB en 1969, Heydar Aliev, le père de l’actuel président azéri Ilham Aliev, a été le fer de lance de cette discrimination. Comme Bachar Al-Assad, le fils a hérité du père la même conception du pouvoir : répressif, pour les Arméniens comme pour le peuple azéri.
Enfin, lors de la formation de ces États de Transcaucasie, l’idéologie nationaliste qui était à l’œuvre dans le monde turc, et singulièrement dans l’empire ottoman, voulait réunir de façon homogène les populations turques d’Istanbul à Bichkek (Kirghizistan). La présence des Arméniens entre la Turquie et l’Azerbaïdjan interdisait cette « jonction » des peuples turcs. Aujourd’hui, en plus des Arméniens, ce sont les Kurdes qui l’interdisent. Hier, la réponse fut le génocide de 1915. En 2016, la répression très sanglante du Kurdistan. C’est ce qu’exprime la formule aujourd’hui en vogue du nationalisme turc à Ankara et à Bakou : « Deux États mais une seule nation ». Cette idéologie, sous-estimée en Europe, perdure comme la braise sous la cendre.
Ces réalités sous-jacentes, pour être mal perçues en Occident, n’en sont pas moins très profondément ancrées. On les retrouve toutes dans le conflit du Haut Karabakh qui, même dans ses accalmies, est d’une extrême violence. C’est en Turquie que l’Azerbaïdjan trouve les pires incitations à son intransigeance et à sa politique d’agression militaire. Une dépêche de l’AFP du 5 avril 2016 rapporte que le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu vient d’exprimer son soutien à l’Azerbaïdjan « jusqu’à l’apocalypse ». L’élimination des Arméniens reste l’objectif obsessionnel de la Turquie de Kemal et d’Erdogan. Le conflit du Haut-Karabakh n’en est qu’un des éléments. Le maintien de cette région en Azerbaïdjan équivaut de fait à son élimination ultérieure, d’une manière ou d’une autre. Laquelle préfigureraient les revendications récurrentes des Azéris sur le sud de l’Arménie, le Zanguézour. Ce n’est pas là une vue de l’esprit subjective des Arméniens.
Danger de mort
La vérité qui vient d’éclater aux yeux de ceux qui veulent bien regarder est que les Arméniens du Haut Karabagh sont en danger de mort et qu’il y a une absolue impossibilité pour eux de vivre en Azerbaïdjan. Ils ont donc adopté la seule solution qui s’imposait : avec l’effondrement de l’URSS, faire jouer le droit à l’autodétermination reconnu à tout peuple par la charte de l’ONU. Les Arméniens du Haut-Karabakh ont déclaré en 1991, comme l’Azerbaïdjan, leur indépendance que le droit international permet dans un cas comme dans l’autre.
Depuis lors, avec la défaite militaire azérie de 1994, la démocratie s’est installée année après année dans cette République autodéterminée. Pluralité des partis, presse libre, élections législatives tenues tous les cinq ans, soit six au total, quatre élections présidentielles qui ont vu trois présidents différents se succéder. Tout cela sous le regard d’observateurs internationaux. Aucune invasion américaine n’a été nécessaire pour cela. Simplement la paix des armes locales. La République autodéterminée du Haut-Karabakh existe. C’est un fait. Ce fait n’est pas retenu par le Groupe de Minsk de l’OSCE chargée de trouver une solution internationalement acceptée. Sa solution est contenue dans ce qu’il est convenu d’appeler « les principes de Madrid » : le non-recours à la force, le respect de l’intégrité territoriale des États et le droit à l’autodétermination des peuples. Cela parait sage mais l’application de ces principes souffre de plusieurs tares.
La première tient à la posture juridique des États coprésidents, France, États-Unis, Russie. Dans le cas du Haut Karabakh, soit l’autodétermination est reconnue et Bakou [capitale de l’Azerbaïdjan] doit accepter une modification de frontière, soit l’intégrité territoriale est intangible et l’autodétermination est récusée. Il n’y a pas de solution juridique intermédiaire saine. C’est pourquoi le droit international fait de l’autodétermination une norme de droit supérieure à celle de l’intégrité, erga omnès disent les juristes internationaux. Le droit impose donc la reconnaissance de la République autodéterminée du Haut-Karabagh comme ce fut fait pour le Kosovo. Ce n’est pas le cas et c’est la deuxième tare des « principes ».
Elle tient à la posture politique des États coprésidents qui contredit le principe précédent : intégrité territoriale et autodétermination sont mises à égalité. Cette mise à égalité entraîne évidemment des discussions sans fin, chacun mobilisant le principe qui lui convient dans un dialogue de sourds interminable. D’où ces vingt-deux ans de négociations sans résultat. La troisième tare est la conclusion que tire l’Azerbaïdjan du blocage précédent : le Haut Karabakh, perdu comme conséquence de la guerre perdue en 1994, sera repris par une guerre future gagnée. C’est une pure logique de guerre, le reste est rhétorique. L’agression du mois d’avril 2016 n’est qu’une répétition générale du projet d’attaque générale. Le premier principe de non-recours à la force, l’Azerbaïdjan ne le respecte pas, ne veut pas la respecter et ne le respectera pas.
Les « principes de Madrid » sont une quadrature du cercle sans solution. Le groupe de Minsk n’est pas la solution de la question du Haut Karabakh mais la solution du statu quo stratégique des grandes puissances. En ne tranchant pas sur la primauté du droit à l’autodétermination, la France se range avec les États Unis et la Russie du côté des dictatures en place à Bakou et en formation à Ankara. Et donc contre la démocratie en cours dans le Haut-Karabakh. Ce choix contre nature n’a pas plus de réalisme que les choix faits en Irak et en Syrie par l’Occident. Ils relèvent de la même vanité et sont tout aussi criminels en leurs résultats. La conséquence est que l’islamisme en développement, celui des États comme celui des mouvements guerriers, trouve dans ce reniement de nos valeurs la justification et la confirmation de leur contestation « religieuse ». L’Organisation de la Conférence Islamique vient de prendre parti pour l’agression azerbaïdjanaise. L’islamisme ne s’alimente pas seulement aux versets du Coran mais aussi dans le reniement de nos propres valeurs.
C’est aussi cela qui se joue dans le Haut Karabakh.