#Syrie5ans : « Une fin militaire » de l’Etat islamique « prendra du temps »
« Une fin militaire » de l’Etat islamique « prendra du temps » #Syrie5ans
Cinq ans après le début de la « révolution » syrienne, Le Monde.fr vous invite à échanger avec des Syriens, des journalistes et des experts. Retrouvez le chat avec Madjid Zerrouky, journaliste au « Monde » et spécialiste des groupes djihadistes.
Des combattants du Front Al-Nosra, branche syrienne d'Al-Qaida, paradent dans le camp palestinien de Yarmouk, à la périphérie de Damas, le 28 juillet 2014. | RAMI AL-SAYED / AFP
Dans un chat au Monde.fr, mardi 15 mars, Madjid Zerrouky, journaliste au Monde et spécialiste des groupes djihadistes, a expliqué que si l’organisation Etat islamique (EI) « perd effectivement du terrain en Syrie, mais aussi en Irak », elle « reste puissante dans ses bastions syriens et irakiens ». Il a également indiqué qu’en Syrie, « la seule force organisée, et pour l’instant assez puissante pour défaire l’EI, est structurée autour des forces kurdes syriennes », mais que celles-ci « n’ont ni la capacité ni sans doute la volonté d’occuper d’importantes parties du territoire habitées par des populations arabes ».
Quentin : Quels sont les principaux groupes djihadistes présents sur le territoire syrien ? Peut-on établir une sorte de « classement » approximatif entre ces différents groupes, en ce qui concerne leur puissance (force de frappe, nombre de combattants) ?
Outre les deux principaux groupes djihadistes à l’échelle internationale que sont l’Etat islamique et le Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida, il y a une myriade de petits groupes qui naviguent principalement autour du Front Al-Nosra, comme Jund Al-Aqsa, qui regroupe des djihadistes étrangers, principalement arabes, ou le Mouvement islamique du Turkestan, qui regroupe des combattants ouïghours. Le groupe le plus puissant est bien entendu l’Etat islamique, de par son emprise territoriale, ses ressources.
Le nombre de combattants de ces différents groupes est par nature difficile à déterminer. On estime que l’EI compte entre 20 000 et 30 000 combattants réguliers, le Front Al-Nosra attendrait les 10 000 membres, auxquels il faut ajouter des petits groupes et cellules djihadistes indépendants, dont le nombre de militants varie entre quelques dizaines et plusieurs centaines.
Le Front Al-Nosra et l’EI se distinguent aujourd’hui par leur nature hybride entre guérilla et force militaire conventionnelle.
Paul : Quelles sont les différences entre l’EI et le Front Al-Nosra ?
Le Front Al-Nosra est une branche d’Al-Qaida. Mais l’EI est également historiquement issu d’Al-Qaida. Cette organisation est née et s’est développée avec des hauts et des bas en Irak après l’occupation américaine en 2003. Mais, contrairement aux franchises historiques du réseau Al-Qaida, elle est parvenue à s’enraciner profondément dans les régions sunnites du pays, notamment avant 2007, puis après 2010, rompant avec la dimension avant-gardiste et élitiste du réseau de Ben Laden.
On peut parler d’un djihadisme populaire, qui s’est accompagné d’une emprise territoriale, d’un embryon d’administration, d’une irakisation de l’organisation, notamment grâce à la jonction entre les djihadistes et les anciens réseaux baassistes irakiens. L’organisation a pris de plus en plus d’autonomie par rapport à la maison mère, notamment après la mort de Ben Laden.
Quand Al-Qaida a décidé de s’implanter en Syrie, après le début du soulèvement populaire, ce sont naturellement des cadres de l’organisation irakienne qui se sont infiltrés dans le pays pour construire un réseau. C’est la naissance du Front Al-Nosra.
Mais, en avril 2013, Abou Bakr Al-Baghdadi, l’émir de ce qui était alors l’Etat islamique en Irak, a lancé, contre l’avis de la direction d’Al-Qaida, une sorte d’OPA sur la franchise syrienne, alors en plein développement, en créant l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL).
Cette fusion a été refusée par Al-Qaida. Ce qui n’a pas empêché l’EIIL de se développer en aspirant une grande partie des cadres et combattants d’Al-Nosra. Donc la scission est au départ essentiellement une lutte de pouvoir.
Aujourd’hui cependant, la différence est plus profonde : le Front Al-Nosra se présente comme une composante djihadiste de la rébellion syrienne et dit officiellement lutter pour libérer les habitants du Levant, c’est-à-dire la Syrie, du régime de Bachar Al-Assad. Ce qui le conduit à parfois s’allier avec d’autres factions rebelles.
L’EI n’a jamais toléré la présence d’autres factions à ses côtés. Il a, au contraire, combattu et détruit les autres groupes de la rébellion, à chaque fois qu’il a pu prendre le dessus dans une région.
Vincent : Qui finance ces groupes djihadistes ?
Si, au départ, ces mouvements ont pu bénéficier de financements en provenance des pays du Golfe, leur montée en puissance et leur emprise territoriale leur permettent aujourd’hui de disposer des ressources nécessaires pour se financer eux-mêmes. Que ce soit par la mise en place de système de taxation et de racket des populations, le contrôle des circuits de contrebande, notamment aux frontières, ou l’accaparement des richesses naturelles (pétrole, agriculture…) et des infrastructures commerciales et industrielles dans les villes et territoires qu’ils contrôlent.
JD : De quel type d’armements disposent ces groupes ?
Cette région est un supermarché d’armes à ciel ouvert. En Irak, la chute du régime de Saddam Hussein a vu la dispersion de tous les stocks de l’ex-armée du régime. Confrontés à l’incurie et à la corruption du nouveau régime irakien, les Américains ont avoué eux-mêmes avoir perdu la trace de près de 200 000 fusils d’assaut qu’ils avaient livrés aux forces irakiennes par exemple.
Pour le reste, la débandade de l’armée irakienne face à l’EI, à l’été 2014, a laissé au groupe djihadiste l’équipement de 30 000 hommes, dont des véhicules blindés et des pièces d’artillerie. En Syrie, la prise de bases gouvernementales a également permis au groupe de mettre la main sur d’énormes quantités d’armes et de munitions.
Enfin, des réseaux de trafic d’armes ont toujours existé aux confins irako-syriens. Seule « ressource rare », si l’on peut dire, les groupes djihadistes n’ont jamais mis la main sur des armes antiaériennes modernes.
Une faiblesse qu’ils payent actuellement, puisqu’ils ne sont pas en mesure de menacer sérieusement les opérations aériennes de la coalition internationale, des Russes et du régime.
Jean-Noël : Quel est aujourd’hui l’état des forces de EI ? Quelle est la part de combattants étrangers dans ses rangs ?
Par rapport à ses prédécesseurs djihadistes, l’EI s’est effectivement distingué par cet afflux massif de combattants étrangers. L’organisation a su attirer des volontaires venus de tous les pays arabes, mais aussi un nombre inédit de combattants venus des pays occidentaux.
Pour autant, on peut estimer que la plus grande partie de ses combattants a été recrutée localement. C’est notamment vrai en Irak, où l’organisation est historiquement implantée dans les zones sunnites.
Sébastien : Vous dites que Daech contrôle notamment l’exploitation de pétrole des zones qu’il occupe pour se financer. Sait-on qui le leur achète ?
Il faut signaler que l’exploitation des hydrocarbures par l’EI a aujourd’hui considérablement diminué du fait des bombardements de la coalition internationale et des reculs de l’organisation sur le terrain.
Les ressources exploitées sont pour l’essentiel consommées et vendues en Syrie même. L’EI a par exemple vendu du pétrole et du gaz au régime, mais aussi à des groupes rebelles, quand bien même ils se combattaient. Autres clients, des intermédiaires lui achetant du pétrole qu’ils écoulent par contrebande dans les pays frontaliers.
Etienne : A la lecture de plusieurs sources différentes, il est difficile de voir quels territoires sont encore aux mains de Daech. Savez-vous quel pourcentage de la Syrie est encore sous le contrôle de cette organisation ?
Raisonner en termes de pourcentages de territoire peut être trompeur. L’EI contrôle aujourd’hui toute une partie du Grand-Est syrien. Mais il s’agit, pour l’essentiel, de territoires désertiques, si l’on excepte quelques grandes villes comme Rakka ou Deir Ezzor, dont ils contrôlent la plus grande partie.
Cela a fait la force de cette organisation, puisque le régime syrien avait « démissionné » de ces zones frontalières avec l’Irak, où est né l’EI, et l’appareil d’Etat y était affaibli lors du début de l’insurrection. Mais les ressources, hormis les hydrocarbures, de ces zones peu peuplées sont par nature limitées, par rapport à la Syrie « utile » de l’axe Damas-Alep.
Quentin : On parle en ce moment de pertes de territoires importantes sur les terres de l’autoproclamé califat. Est-ce un réel tournant dans la guerre contre Daech ?
L’EI perd effectivement du terrain en Syrie, mais aussi en Irak. En Syrie, cela se fait essentiellement en faveur des forces kurdes du PYD. Cependant, même contenu et sur la défensive, l’organisation est tenace et reste puissante dans ses bastions syriens et irakiens.
Quentin : Peut-on envisager la chute de l’organisation dans quelques mois ?
Une « fin militaire » (et non politique) du groupe prendra du temps. En tout cas beaucoup plus que ce que suggèrent les déclarations du gouvernement irakien par exemple.
En Syrie, la seule force organisée, et pour l’instant assez puissante pour défaire l’EI, est structurée autour des forces kurdes syriennes. Elles n’ont ni la capacité ni sans doute la volonté d’occuper d’importantes parties du territoire habitées par des populations arabes, où elles pourraient être considérées comme une force d’occupation.
Les groupes rebelles modérés sunnites et arabes n’ont pour l’instant pas les capacités de vaincre l’EI à brève échéance. Quant au régime, il paraît peu probable qu’il soit en mesure de réoccuper durablement des territoires dont il a été chassé.
Maycne : Certains évoquent la « cantonisation » du pays comme possible solution de stabilisation. Quelles seraient les conséquences de laisser aux groupes djihadistes les territoires qu’ils contrôlent ?
Un contrôle pérenne de territoires par les djihadistes validerait leur projet d’articulation d’un combat local avec un combat global. Cette base territoriale sert en effet de rampe de lancement à des opérations planifiées et lancées contre d’autres pays. Comme c’est le cas actuellement pour ce qui est de l’Etat islamique, dont le contrôle de larges portions de territoire a servi de vitrine pour attirer à lui groupes et combattants et aussi de base opérationnelle pour s’étendre à d’autres régions ou frapper l’Occident.
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