A Cannes, la renaissance de la sélection officielle
A Cannes, la renaissance de la sélection officielle
Par Isabelle Regnier
Cette édition 2016 a gravité autour de la compétition, qui n’avait pas présenté un visage si plein, si riche, depuis de nombreuses années.
L’acteur Jean-Pierre Léaud à Cannes. | STEPHAN VANFLETEREN POUR "LE MONDE"
Il fallait rétablir les hiérarchies. Ne pas laisser la place au doute. Renvoyer à la rubrique des faits divers l’édition 2015, qui avait vu un trio de grands cinéastes déserter la sélection officielle pour rejoindre la Quinzaine des réalisateurs, et conférer par leur geste un prestige inédit à cette section parallèle, que relayèrent une pluie d’articles louangeurs et une cascade de Césars.
Partagée entre une compétition aux allures de vitrine de luxe d’un cinéma d’auteur calibré pour le marché international, et une section Un certain regard privée à la dernière minute des œuvres artistiquement ambitieuses qui auraient dû y faire contrepoint, la sélection officielle avait à l’inverse été fort critiquée, et son prestige en avait pris un coup.
Tout cela n’est plus qu’un mauvais souvenir. Tout à Cannes, cette année, gravitait autour de la compétition, qui n’avait pas présenté un visage si plein, si riche, depuis de nombreuses années. Aussi intenses furent-ils, les scintillements épars qui émanaient du reste de la programmation (La Mort de Louis XIV, d’Albert Serra, hors compétition, Diamond Island, de Davy Chou à la Semaine de la critique, Le Parc, de Damien Manivel à l’ACID, pour ne citer que ceux-là) rejaillissaient sur l’aura de la section reine.
Espoir galvanisant
A son sommet, une œuvre magistralement punk, le Tony Erdmann, de l’Allemande Maren Ade, dont la secousse tellurique a fait l’effet d’une formidable catharsis collective. De l’autre côté du spectre, un film moralement scandaleux, que l’indigence de sa mise en scène fera vite oublier, mais qui n’en fait pas moins tâche : The Last Face, de Sean Penn, où le spectacle gore des exactions commises pendant les guerres du Liberia et du Sud Soudan sert de métaphore à la douleur d’un amour impossible entre deux stars hollywoodiennes.
Entre les deux, on aura tout vu. Trois films déments, dont le souffle anarchique pulvérise les normes du bon goût et fait craquer la couche de vernis sous laquelle ronronne le cinéma d’auteur français : Ma Loute, de Bruno Dumont, Rester vertical, d’Alain Guiraudie, Elle, de Paul Verhoeven. On se souvient d’années où l’on sortait accablé de films qui répétaient chacun à leur manière la défaite, la fin de vie, la capitulation de l’individu face au rouleau compresseur du capitalisme mondialisé. Ces trois-là au contraire, au même titre que Tony Erdmann, sont pleins d’un espoir galvanisant, d’une croyance dans la possibilité, et plus encore la nécessité, de résister, de briser les chaînes invisibles de nos vies aliénées.
Autre grand film de résistance, Aquarius, de Kleber Mendonça Filho, s’inscrit dans la catégorie des grandes œuvres pleines et amples, où figurent aussi Juste la fin du monde, de Xavier Dolan, Loving, de Jeff Nichols, et La Mort de Louis XIV, d’Albert Serra, chef-d’œuvre habité par la présence solaire de Jean-Pierre Léaud, qui écrit à lui tout seul une nouvelle page de l’histoire du cinéma, et dont on ne s’explique pas bien ce qui a conduit à le reléguer hors compétition. Le reste fut moins excitant.
Machines autarciques
D’un côté, une moisson sans surprise d’œuvres de grands habitués de la Croisette, avec des degrés de réussite variables : Sieranevada, du Roumain Cristi Puiu, Baccalauréat, de son compatriote Cristian Mungiu, Moi, Daniel Blake, de Ken Loach, Mademoiselle, de Park Chan-wook, Mal de pierres, de Nicole Garcia, Paterson, de Jim Jarmusch, La Fille inconnue, des frères Dardenne, Ma’Rosa, de Brillante Mendoza. De l’autre, le quota incompressible de ratages et d’erreurs de casting : Le Client, d’Asghar Farhadi, American Honey, d’Andrea Arnold, Personal Shopper, d’Olivier Assayas, The Neon Demon, de Nicolas Winding Refn, et The Last (but not least) Face, de Sean Penn.
Si aucune idée du cinéma ne fédère cet ensemble hétéroclite, on peut y déceler des thématiques. La solitude est sans doute celle qui traverse le plus grand nombre de films, que l’on peut classer en deux groupes, selon la dynamique que met en branle le personnage principal. D’un côté, il y a des machines autarciques, qu’une disposition naturelle, un état névrotique ou une situation objective aboutissent à totalement couper de leurs semblables : Isabelle Huppert dans Elle, dont la puissance effarante cannibalise toute celle de son entourage ; Elle Fanning dans The Neon Demon, dont la beauté produit à peu près le même effet ; Kristen Stewart dans Personal Shopper, qui depuis la mort de son frère, a déserté le monde des vivants ; Gaspard Ulliel dans Juste la fin du monde, que sa famille est tellement incapable d’écouter, qu’il n’arrivera jamais à leur annoncer la nouvelle de sa mort ; et enfin Louis XIV, pour qui la solitude radicale est l’autre nom du pouvoir absolu.
Nouvelle ère
De l’autre cöté, on trouve des personnages isolés par la vie, mais qui œuvrent au contraire à créer du lien : la belle Clara d’Aquarius (Sonia Braga), Winfried, le personnage principal de Tony Erdmann, si génialement interprété par Peter Simonischek, dont on voit mal comment il pourrait repartir sans prix d’interprétation, Daniel Blake chez Ken Loach (Dave Johns), le scénariste nomade de Rester Vertical (Damien Bonnard), la jeune médecin célibataire que joue Adèle Haenel dans La Fille inconnue.
La sélection témoignait en outre d’une évolution réjouissante de la représentation des femmes au cinéma, et ce n’est pas rien. On ne comptait plus les héroïnes puissantes, occupant des postes de pouvoir, sans que cela soit même problématisé. Les plus belles héroïnes de la compétition étaient deux femmes d’âge mûr, Clara (Sonia Braga) dans Aquarius et Isabelle Huppert dans Elle, dotées l’une comme l’autre d’un pouvoir de séduction et d’un appétit sexuel féroces. Et que dire de la grande révélation cannoise de l’année ? Virginie Efira, la solaire vedette de Victoria, comédie de Justine Triet, qui ouvrait la Semaine de la critique, est une actrice de 40 ans. Il semble bien que l’on soit entré dans une nouvelle ère.