Catherine Hiegel : « L’immense vague réactionnaire me fait peur »
Catherine Hiegel : « L’immense vague réactionnaire me fait peur »
Propos recueillis par Sandrine Blanchard
La comédienne, metteuse en scène, infirmière inoubliable de « La Vie est un long fleuve tranquille », joue dans « Un Air de famille », au théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris.
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si mon père ne m’avait pas obligée à devenir comédienne.
A quel âge vous en a-t-il parlé ?
A 7 ans. Dès que j’ai su lire et écrire, il a commencé à me faire travailler. Mon père, Pierre Hiegel, était musicologue. Les jeudis après-midi, je faisais de la radio et des disques avec lui. Dans des émissions sur la vie des grands musiciens, je posais des questions. Sur le disque des Misérables, je faisais Cosette ; dans Viens valser avec papa, d’André Claveau, qui fut un tube à l’époque, je riais sur la chanson… Un jour, je devais avoir 15-16 ans, ma mère m’a dit : « Allez, dis-le à ton père que tu n’es pas faite pour être comédienne mais pour être mère de famille. » Cette phrase m’a vexé et m’a sans doute déterminé. Je me suis laissée faire par papa et j’ai suivi ses conseils : j’ai arrêté l’école en seconde, malgré un premier prix de mathématiques.
C’est rare qu’un père dise à sa fille : « Arrête l’école et soit comédienne. »
Avant la guerre, il voulait être comédien. Il a toujours eu cette frustration. Il fallait probablement que cela passe par un de ses enfants.
Vous êtes la dernière de la fratrie, pourquoi vous ?
Parce que les deux autres ont fait leur mauvaise tête. Il ne restait que moi. Peut-être a-t-il mis un acharnement plus fort qu’avec mon frère et ma sœur. Peut-être aussi que j’avais une nature différente. J’étais un peu le clown de la famille, celle qui faisait des bêtises.
A-t-il été difficile d’arrêter l’école ?
Non. Cela m’a fait plaisir. Je n’aimais pas ça. Et puis c’était une façon de me singulariser. A l’époque – nous étions avant 68 – toutes mes copines voulaient se marier ou être coiffeuse ou maîtresse. Je n’ai jamais regretté d’avoir arrêté l’école. Je me suis enrichie d’une façon plus libre par la lecture. J’ai toujours eu de la chance. Cela compte dans le parcours d’un artiste.
Quel autre métier auriez-vous pu faire ?
J’aurais bien aimé être archéologue. Cela me fascine, je ne sais pas pourquoi.
Donc vous quittez l’école et tout de suite vous débutez des cours de théâtre ?
Oui. D’abord pendant un an chez Raymond Girard. Mais il m’a renvoyé. Il y avait la même corvée chaque jour : un exercice de diction idiot avec uniquement des mots compliqués. Je trouvais cela bête et je l’ai montré. Ensuite je suis restée quelques mois chez Jacques Charon qui venait d’ouvrir un cours au théâtre des Bouffes Parisiens où je jouais Fleur de cactus.
Puis je suis entrée au Conservatoire. J’avais à peine 18 ans. Lors de ma troisième année, Jacques Charon m’a appelé pour que je passe l’audition de la Comédie-Française. Maurice Escande, l’administrateur de l’époque, voulait m’engager. Mais j’avais signé au théâtre de la Michodière où je répétais Gugusse de Marcel Achard avec Michel Serreau. Je lui ai dit que je ne pouvais pas à cause de cette pièce. Escande m’a rappelé pour réitérer sa proposition. Je lui ai demandé huit jours de réflexion.
Mais pourquoi hésiter à entrer à la Comédie-Française ?
J’ai eu la trouille. On entendait des horreurs, que c’était les Atrides. A cette époque, je commençais à me faire une place dans le théâtre privé. J’étais la petite rigolote, la petite Maillan. Mais face à mon hésitation, mon père m’a insulté. Après huit jours à la campagne, je suis rentrée et j’ai dit oui à Maurice Escande.
Au départ on vous proposait toujours des rôles de soubrettes…
Même dans les cours, même au Conservatoire, je n’avais pas le droit de travailler les jeunes premières. En France, il y a des critères physiques terriblement ennuyeux pour les femmes. Quand je suis entrée à la Comédie française c’était bien évidemment pour jouer Toinette, Lisette, Marinette… J’en ai souffert quand j’étais jeune. C’est comme si on me disait : toi t’es moche.
Cela m’a passé. Je suis très contente d’avoir été la bonne. Avec le temps, et surtout avec les rencontres, je me suis rendu compte que ces rôles, avec leurs mystères, leurs non-dits, comme chez Goldoni par exemple, étaient beaucoup plus riches que la jeune première amoureuse qui, une fois qu’elle a craché sa passion, n’a plus rien à dire.
En quarante ans de Comédie-Française, vous avez joué un nombre incalculable de pièces, dont beaucoup de Molière. Que représente-t-il pour vous ?
Au départ, j’ai joué des Molière assez traditionnels. La première pierre, ce fut Georges Dandin, mis en scène par Jean-Paul Roussillon avec Robert Hirsch. Soudain je n’étais plus dans la convention. Après, avec Jean-Luc Boutté, qui était un immense ami, nous étions malheureux et voulions démissionner du Français. Pierre Dux, l’administrateur, était très ennuyé. Dans les yeux de nos camarades, on voyait qu’ils étaient très contents qu’on s’en aille parce qu’on jouait beaucoup.
On s’est dit : « Merde ! C’est peut-être con de leur laisser la place. » On est allé revoir Dux : « On reste mais il faut que vous nous laissiez faire un travail de laboratoire sur Molière avec une salle de répétition. » Dux nous répond : « Non seulement je veux que vous le fassiez, mais je veux que vous le montiez. » On a travaillé pendant un an sur le verbe, sur le sens, sur l’histoire de la noblesse… On avait besoin de faire la toilette de tout ce qu’on nous enseigne si mal. Ainsi est née l’adaptation du Misanthrope et j’ai commencé à vraiment aimer Molière.
De toutes ces pièces au Français, lesquelles gardez-vous en mémoire ?
La Trilogie de la villégiature mise en scène par Giorgio Strehler, qui a changé mon regard. Les Goldoni avec Jacques Lasalle, les rencontres avec les metteurs en scène Joël Jouanneau, Philippe Adrien, Dario Fo, Patrice Chéreau avec Quai ouest : ce sont de grands souvenirs. Mais aussi les escapades dans le théâtre contemporain avec Jorge Lavelli au théâtre de l’Odéon ou de la Colline.
Vous n’avez jamais arrêté de travailler, vous êtes une acharnée ?
Tous les comédiens du Français sont des travailleurs acharnés. C’est une école du travail et de la discipline. Il m’est arrivé de jouer trois pièces dans une même journée : matinée, 18 h 30, 20 h 30. Et le lendemain vous en répétez une autre.
Faire de la mise en scène au théâtre, est-ce venu naturellement ?
Non, on me l’a demandé. Ce n’est pas de la prétention de ma part. C’est même un manque de confiance. Au fond, je m’excuse toujours d’être une femme. Pour les rôles c’est pareil. Je n’ai jamais demandé un rôle de ma vie et je ne m’aimerais pas le faire. J’ai toujours l’impression que je n’en ai pas le droit.
Votre père a-t-il eu le temps de connaître votre succès ?
J’avais 33 ans quand il est décédé. Il a eu le temps de me voir sur scène. Le soir de sa mort, il avait regardé la captation de La Folle de Chaillot à la télévision. On s’est téléphoné. Je lui ai dit : « Tu as vu, j’ai joué pour toi. » Je l’ai entendu pleuré. Il était très fier, trop fier.
Diriez-vous que vous l’avez vengé du métier qu’il n’avait pas pu faire ?
Je pense que je l’ai vengé. Il me manque. Bien sûr comme un père, mais aussi et surtout pour son regard. C’était un homme très éclairé. Ma mère, c’était de l’amour. J’aurais pu faire caca en scène elle m’aurait trouvé sublime ! Mais papa, quand il voyait mes spectacles, ce qu’il me disait m’enrichissait.
En 1993, vous êtes allée voir François Mitterrand pour que Jacques Lassalle reste administrateur de la Comédie-Française. Pourquoi ce rendez-vous ?
C’est très politique la Comédie. Nous sentions qu’il y avait des tractations souterraines pour changer d’administrateur. On trouvait cela injuste que Jacques – qui était en train de triompher à Avignon avec son Don Juan – ne puisse pas avoir un second mandat. J’ai demandé un article dans Libération, que j’ai obtenu, et un rendez-vous chez Mitterrand, que j’ai obtenu aussi. Il y avait Jean-Luc Boutté, Murielle Mayette, Roland Bertin, Jean-Luc Bideau et moi.
Mitterrand nous a reçus dans son bureau. Il a écouté avec son œil malin et profond notre demande. « Malheureusement je suis en cohabitation. Tout ce que je peux faire, si vous le voulez, c’est faire traîner », nous explique-t-il. On lui dit non parce que ce n’était pas dans l’intérêt de la maison d’être sans nomination. « Alors je ne peux rien faire », conclut-t-il. On avait échoué mais on avait tenté. Puis pendant une heure et demie nous avons discuté de poésie, de littérature, des représentations qu’il avait vu. On était tous amoureux de lui ! Ça manque la culture chez nos politiques aujourd’hui, ça manque vraiment.
Comment le cinéma est venu à vous ?
Pendant longtemps, je n’ai pas eu d’agent. J’étais au théâtre, je n’en voyais pas la nécessité. Dominique Besnehard, que je connaissais, est venu assister à la première de Quai ouest à Nanterre parce qu’il était l’agent de l’un des comédiens de la pièce. « Hiegel tu es géniale », m’a-t-il dit. Ce n’est pas moi qui devait jouer dans La Vie est un long fleuve tranquille, mais Christine Fersen. Elle a commencé à emmerder le réalisateur en lui demandant de changer des phrases du scénario.
Etienne Chatiliez, qui faisait alors son premier film, a eu la trouille et a demandé quelqu’un d’autre à Dominique Besnehard. Un dimanche matin, on m’a fait porter le texte. Je l’ai lu, j’ai ri, j’ai dit oui. On me parle toujours de ce film. J’en suis à la troisième génération. Dans la rue il y a encore des gens qui me disent gentiment : « Pardon madame, ce n’est pas vous la salope ? » Je réponds : « Mais oui c’est moi, bonne journée. »
Que vous a apporté le succès de La Vie est un long fleuve tranquille ?
D’être plus populaire. Mais je fais peu de cinéma. D’abord parce qu’il n’y a pas de rôle de femmes vieilles. Ensuite parce que le théâtre a toujours été ma priorité. Je n’abandonne jamais un projet de théâtre pour faire un tournage de série télé ou de cinéma. C’est une question d’éthique.
En décembre 2009, vous avez dû quitter la Comédie-Française…
Je ne l’ai pas quitté, on m’a viré.
C’est une blessure profonde ?
Je ne m’y attendais pas. Je me suis sentie anéantie. Je venais de faire L’Avare avec Denis Podalydès, et j’étais dans trois spectacles de l’année. Je n’ai jamais su la raison de mon éviction. J’en déduis qu’il ne voulait pas d’un doyen (je l’étais depuis un an). Tout cela est politique. Ils me trouvaient trop proche de Murielle Mayette. C’est injuste, fort médiocre. Le jour de mon éviction, je jouais le soir. Je ne me sentais pas bien physiquement. J’ai dit à mon médecin que je ne voulais pas leur faire le cadeau d’avoir un malaise sur scène. Il est venu me soutenir.
Que se dit-on dans un tel moment ?
J’aurais préféré m’en aller moi-même. Artistiquement, je n’ai toujours pas compris. Finalement ce sont de très bons attachés de presse ! Le lendemain de mon éviction, le téléphone sonnait en permanence à la maison. J’ai reçu très vite le texte de Florian Zeller La Mère, qui m’a valu le Molière de la comédienne. Sans du tout le vouloir, ils m’ont rendu un grand service. Parce que je goûte à une liberté que je n’aurais pas pu connaître en restant au Français. Maintenant je travaille dans des théâtres où je rêvais de jouer. Et c’est moi qui décide !
Vous avez débuté dans le boulevard, intégré la Comédie-Française et désormais vous travaillez aussi bien dans le public que dans le privé, c’est rare en France ?
Cette opposition entre public et privé est lamentable, nulle et typiquement française. Un snobisme imbécile. Martial Di Fonzo Bo, par exemple, lorsqu’il a mis en scène pour moi La Mère, a été regardé avec mépris par ceux du théâtre public parce qu’il allait dans le privé. Et si quelqu’un du privé va dans le public on le regarde bizarrement aussi. Alors que ce qui compte, c’est le niveau d’exigence. On peut faire d’énormes merdes dans le public comme dans le privé. Heureusement, il y a des acteurs qui ont toujours fait ce va-et-vient. Je le trouve capital. Mais nous ne sommes pas assez nombreux et les mentalités sont difficiles à faire bouger.
Vous continuez à travailler sans cesse. Vous n’arrêterez jamais ?
Si. Quand la mémoire, le corps ne suivront pas. Je ne veux surtout pas jouer à l’oreillette.
Pourquoi avoir refusé trois fois la Légion d’honneur ?
C’est un clin d’œil à mon père qui l’a toujours refusée. La dernière fois qu’on me l’a proposé, on m’a dit : « La France vous le doit. » Mais qu’est-ce que ça veut dire ? C’est un hochet imbécile. Plutôt crever.
Vous parlez souvent de la mort…
J’ai l’âge où on commence à y penser drôlement. J’ai tout le temps peur. Je ne suis pas croyante. La vie me passionne. J’aime parler avec les gens. J’aurais pu être concierge. Je m’intéresse beaucoup à la politique et au monde. Ce qui m’énerve dans la mort, c’est qu’il se passera des découvertes, des scandales, des révolutions, peut-être la déchéance de Trump, peut être le retour de la gauche au pouvoir et je ne serai pas au courant !
Quel regard portez-vous sur ce monde qui nous entoure ?
Il y a une immense vague réactionnaire qui me fait peur, même dans mon propre pays. Une parole raciste s’est libérée, une sorte de racisme de bon aloi, qu’on peut mettre au pied du sapin. C’est invraisemblable. On s’est tous fait « Eric Zemmouré ». C’est insupportable. Comment se fait-il que ce monsieur ait un micro ouvert ? On devrait l’interdire pour apologie du racisme.
Vous vous êtes toujours revendiquée de gauche. Qu’est-ce qu’être de gauche aujourd’hui ?
Etre de gauche c’est aimer ce qui est écrit sur les mairies : la liberté, l’égalité, la fraternité. Je vais voter à gauche. Je l’ai toujours fait. Ce n’est pas une influence familiale. Mon père votait De Gaulle. Peut-être est-ce parce que je suis une femme, mais je trouve plus d’humanité et de vertu dans la gauche que la droite. Le programme de M. Fillon me fait peur. Je n’oublierai jamais que c’est la gauche qui a aboli la peine de mort et qui a fait le mariage pour tous. L’avortement, ok, c’était sous Giscard. Mais grâce à une femme.
Retournez-vous à la Comédie-Française assister à des spectacles ?
Rarement. On m’a reproposé d’y jouer, car je reste sociétaire honoraire. J’ai refusé, je n’y jouerai plus jamais. Mon renvoi, c’était quand même comme une petite mort. Quarante ans, c’est comme une maison de famille. Je ne veux pas remettre les pieds dans les traces de mon passé, dans un endroit qui va me faire mal, intimement. Il y a trop de souvenirs. J’ai dit adieu. Comme dans une histoire d’amour, si on me fait cocu je ne recouche pas avec. Fallait pas me faire cocu.
« Un air de famille », d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, mise en scène par Agnès Jaoui avec Catherine Hiegel, Grégory Gadebois, Léa Drucker, Laurent Capelluto, Jean-Baptiste Marcenac, Nina Meurisse, du 14 janvier au 29 avril, en alternance avec « Cuisine et dépendances » au théâtre de la Porte Saint-Martin
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