En entreprise, « une femme qui parle est bavarde, un homme qui parle est un leader »
En entreprise, « une femme qui parle est bavarde, un homme qui parle est un leader »
Par Violaine Morin
Le « manterrupting », cette tendance à couper la parole aux femmes plus qu’aux hommes, est-il encore présent lorsque l’on est une femme de pouvoir en entreprise ? Trois cadres supérieures nous répondent.
Vue d'une salle de réunion au Medef avec le logo à l'arrière-plan, au siège de l'organisation patronale à Paris le 18 mars 2009. AFP PHOTO JACQUES DEMARTHON / AFP PHOTO / JACQUES DEMARTHON | JACQUES DEMARTHON / AFP
Le « manterrupting », expression anglo-saxonne formée de la contraction de « man » (« homme ») et de « interrupting » (« interruption ») désigne une attitude des hommes dans les conversations : ils ont tendance à couper la parole aux femmes et à reprendre, de fait, le pouvoir sur le fil de la discussion. Dans un cadre familial ou amical, si cette tendance bien souvent inconsciente peut être agaçante, elle a moins de conséquences que dans le cadre du travail, où les femmes, y compris à des postes de direction, doivent déployer des trésors d’ingéniosité pour garder le fil de leur parole.
Alice*, une cadre supérieure de 31 ans, responsable de la vision stratégique d’un grand groupe français du CAC 40, nous explique par exemple que, dans une entreprise, « une femme qui parle est bavarde, un homme qui parle est un leader ». Chargée de la prospective, elle est « entourée d’hommes de plus de cinquante ans », avec qui elle se retrouve « souvent dans une position de contradiction, à proposer une vision de moyen terme à des gens qui n’en ont pas forcément envie ».
Il faut alors « trouver des parades pour gagner en crédibilité, en apportant du vrai contenu », car le biais est toujours contre les femmes. Mais quitte à en faire trop et à subir un autre biais de jugement : « Quand une femme explique, cela paraît long, quand un homme explique, cela paraît brillant », résume Alice, qui s’est par exemple déjà entendu dire qu’elle était « professorale », ou qu’elle avait « vraiment confiance en elle ». Plutôt un compliment ? « C’était dit sur le ton de “Tu devrais faire attention” », s’amuse-t-elle.
« Réengager » l’interlocuteur en douceur
La question du « manterrupting » se pose à des degrés divers selon la position hiérarchique des femmes. Isabelle*, directrice scientifique d’un grand groupe, nous assure qu’elle rencontre peu cette pratique désagréable dans sa vie professionnelle :
« Je ne laisse généralement pas passer ce genre de situations, et je m’adresse à l’interlocuteur concerné en lui disant ma façon de penser. Mais c’est au risque de passer pour une personne sèche ou susceptible. »
Mais pour ne pas risquer de froisser son interlocuteur, il faut trouver des solutions permettant de rétablir la situation en douceur. « Mon truc, c’est de dire “J’ai bientôt fini”, même si ce n’est pas tout à fait vrai, quand je sens que les gens décrochent », explique Alice. Et éviter à tout prix d’avoir l’air autoritaire :
« Si vous voulez que quelqu’un s’intéresse à ce que vous êtes en train de dire, il faut, comme disent les Américains, le “réengager”. Pour cela, vous ponctuez par exemple une phrase par : “et Untel ne me contredira pas sur ce point”. C’est une façon non agressive de réclamer l’attention de quelqu’un. »
Une autre méthode, plutôt efficace seul à seul, est d’inscrire sur une feuille les différents points que l’on s’apprête à énoncer. Cela décourage l’interruption, et même si elle a lieu, « vous êtes sûre que le message est passé, explique Alice. Mais là encore, il y a un problème : être obligée de passer par l’écrit alors même que l’on va s’exprimer à l’oral ! »
En Europe, le « primat de la compétence » empêcherait de préparer les femmes à faire face au problème
Le « manterrupting » est aussi lié à la culture d’entreprise. Pour Caroline Gaye, directrice générale de la filiale française d’American Express, cette question s’est posée plus tôt dans sa carrière, même si elle avoue qu’elle ne connaissait pas l’expression, explique-t-elle :
« Mais ce genre de pratique a disparu quand j’ai intégré mon entreprise actuelle. Chez American Express, la diversité est une valeur très forte. Dans notre modèle de leadership, couper la parole à une femme serait inacceptable et la personne qui le ferait serait recadrée immédiatement. C’est une boîte américaine, la culture d’entreprise y est très différente. »
La France ferait-elle figure de mauvaise élève ? Alice, qui a fait une partie de ses études aux Etats-Unis, trouve en tout cas que les femmes ne sont pas préparées de la même manière à gérer ces questions. Et les choses se joueraient bien avant l’entrée sur le marché du travail, lors de la formation, témoigne-t-elle :
« On ne m’avait jamais dit, au cours de mes études, que j’aurais besoin de trouver des stratégies pour être écoutée. En Europe, il y a un primat de la compétence : les écoles se disent que si elles préparent tous leurs élèves de la même manière, ils auront les mêmes opportunités. Mais c’est nier le fait qu’une femme doit être plus imaginative pour pouvoir proposer ses idées. »
La plupart des femmes, dit-elle, s’en rendent compte « très tard », ce qui peut en décourager certaines.
« Alors qu’aux Etats-Unis, on propose des cours pour s’entraîner à prendre la parole en réunion. »
Sensibiliser les hommes
Outre la formation des femmes, il faudrait également sensibiliser les hommes à cette tendance parfois inconsciente. « L’idée n’est pas de critiquer, mais de faire prendre conscience d’un biais, qui est partagé par tous », assure Alice. Pour Isabelle, « une façon de rééquilibrer la prise de parole femmes-hommes passe probablement par l’information. Les femmes (tout comme les hommes) ne sont pas forcément conscientes du phénomène. »
Même s’il n’y a malheureusement pas de secret, pour elle, le phénomène est lié au fait que les femmes sont « encore minoritaires » dans les centres de décision. « Je pense que ce problème est plus marqué quand les femmes sont en minorité », conclut-elle.
*Ces prénoms ont été modifiés.